« La différence entre savoir et pouvoir »

Depuis janvier dernier, trois écrivants d’A Mots croisés, Carmen, Laurent et Annie,  suivent, à la Maison de Chateaubriand, Châtenay-Malabry, un cycle d’ateliers mensuels « N’espérez pas vous débarrasser des lettres ! » dont le fil rouge est «  la lettre ». 

Lors de l’atelier de mars, Carole Prieur, intervenante à la Maison de Chateaubriand, a invité les participants à rédiger une lettre de non-motivation à l’instar de l’artiste Julien Prévieux* qui a dénoncé les travers des annonces d’offres d’emplois en détournant la lettre de motivation. 

Nous voilà laissons tout au plaisir de découvrir celle imaginée par Carmen, en réponse à une offre d’emploi de conseiller clientèle dans une banque. Explorez avec elle l’art du détournement qui conduit sur les pistes de l’éloquence, du maniement de la « punch line » ! Bonne lecture !

La différence entre savoir et pouvoir

Madame, Monsieur,

Votre annonce de recrutement parue dans le journal « Le Marché du Travail » à défaut de véritablement m’intéresser, à néanmoins retenue toute mon attention.

En effet, cette parution suscite en moi un questionnement et j’espère que vous m’apporterez la réponse adéquate. Est-il envisageable de postuler dans une entreprise avec qui l’on est en indélicatesse. Je m’explique. 

Quand bien même j’aurai eu toutes les capacités requises pour l’un de vos postes à pourvoir, m’auriez-vous engagé alors que je suis dans l’impossibilité financière de rembourser un crédit contracté chez vous ? Ces deux événements sont-ils compatibles entre eux ? Pourriez-vous répondre par retour de courrier ? La question est d’importance pour tous les demandeurs d’emploi désargentés et très souvent demandeurs de crédits à la consommation car justement désargentés. Si vous estimez que ces deux requêtes ne sont pas corrélées, je pourrai alors entrevoir une possible lettre de motivation. Dans le cas contraire, veuillez alors considérer cette demande comme nulle et non avenue.

Actuellement, sans travail fixe, je me dois de réfléchir au fait d’accepter votre proposition étant donné que je suis fiché à la Banque de France pour des paiements sans provisions. Pourtant, avant de vendre l’un de vos produits financiers, il me paraît utile d’en connaître la teneur profonde en me plaçant du point de vue du client qui pourrait être dans l’incapacité de remplir les obligations qu’il a au préalable signé de son plein gré. Une solide expérience du terrain est plus profitable à une entreprise que tous les diplômes du monde sans réelle connaissance du milieu dans lequel il va être amené à évoluer. Aussi, je vous demande de bien réfléchir lorsque vous aurez en mains toutes ces lettres de motivations toutes plus prometteuses les unes que les autres. Sachez bien faire la différence entre savoir et pouvoir.

Dans l’attente de votre retour négatif, je vous prie, Madame, Monsieur, l’expression de mes salutations aussi engagées qu’un crédit peut l’être.

Signé : un non candidat.

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Julien Prévieux est un artiste français dont le travail pluridisciplinaire est régulièrement exposé dans des centres d’art, galeries et musées, en France et à l’étranger. L’économie, la politique, les technologies de pointe, l’industrie culturelle sont autant de « mondes » dans lesquels s’immisce sa pratique artistique. 

A l’instar de ces « Lettres de non-motivation » qu’il a adressées à des entreprises pendant sept ans en réponse à des annonces consultées dans la presse, détaillant les motivations qui le poussent à ne pas postuler. Fin observateur des comportements individuels et collectifs, l’artiste jette un regard à la fois critique et plein d’humour sur la société. Sous diverses formes – vidéos, sculptures, installations, performances, dessins – ses œuvres s’approprient les mécanismes des secteurs d’activité qu’elles investissent pour mieux en mettre à jour les dogmes et les dérives. 

Il a reçu le Prix Marcel Duchamp en 2014.