« La fin d’un monde, le début d’un autre »

Depuis janvier dernier, trois écrivants d’A Mots croisés, Carmen, Laurent et Annie, suivent, à la Maison de Chateaubriand, Châtenay-Malabry, un cycle d’ateliers mensuels « N’espérez pas vous débarrasser des lettres ! » dont le fil rouge est « la lettre ».

« Mes souliers sont pleins d’eau. » Cette phrase est tirée de la lettre d’un poilu qui tente de décrire à sa femme l’horreur des tranchées. Les lettres écrites pendant des événements historiques sont des témoins importants et servent aux historiens. Dans cet atelier, Carole Prieur, intervenante à la Maison de Chateaubriand, propose de travailler sur un événement traversé et, qui depuis, est devenu historique. Comment en parler, le transmettre par l’écrit ? Travail sur la description détaillée, faire passer une émotion, rejoindre l’universel par l’expérience individuelle…

Nous vous laissons découvrir le récit de Laurent. Bonne lecture !

La fin d’un monde, le début d’un autre

Tu te rappelles ? On sentait venir l’affaire. Le rideau de fer s’était ouvert en Hongrie puis en Tchécoslovaquie où affluaient les citoyens de RDA pour passer à l’Ouest. Et puis l’événement , inimaginable, se produisit le 9 novembre 1989 : la chute du Mur de la Honte, les ouvertures béantes dans ce sinistre ouvrage de béton peinturluré de graffitis et de tags en tous genres. Les citoyens de l’Ouest qui l’escaladent dans la joie et la bonne humeur. Ceux de l’Est qui se précipitent à pied ou en Trabant aux check-points pour découvrir l’Ouest. 

Tu sais, moi, j’aurais dû partir là-bas. Immédiatement. Mais voilà, j’étais un peu trop timoré. Je le regrette encore aujourd’hui, plus de 30 ans après. Ainsi, je suis passé à côté d’un évènement historique extraordinaire alors que j’avais vu et senti ce que signifiait ce mur : une même ville coupée en deux, des familles, des citoyens même, coupés en deux. Le symbole même de la Guerre froide. La confrontation idéologique de deux mondes se voulant antagonistes. Au final, l’expression personnifiée de l’inhumanité. Et de l’absurdité.

Le lendemain de la chute du Mur, nous sommes allés avec Sylvie à un spectacle de Guy Bedos, qui se montrait souvent cinglant dans son commentaire de l’actualité. Mais cet ex-compagnon de route du PC, qui avait pris ses distances, facilement donneur de leçons dans tous les domaines, n’a pas eu un mot sur cet événement de portée mondiale. Pas un seul. La honte d’avoir soutenu implicitement les régimes staliniens ? Je me le demande encore.

J’ai mis trois mois à partir là-bas. Il me fallait créer une occasion professionnelle. J’ai fait une proposition à un journal qui l’a acceptée. Celui-ci ne me payait ni l’avion, ni le train. J’ai donc pris ma voiture en février. 1200 km en plein hiver : de la pure folie ! Je suis passé par Tübingen pour faire une étape et rendre visite à une vieille copine. Le lendemain, sur l’autoroute en direction de Berlin, d’importantes chutes de neige ralentissaient et bloquaient la circulation. J’ai eu la peur de ma vie. Je suis arrivé le soir à Berlin, exténué…

Pour limiter les frais, je logeais à l’Ouest chez un copain que j’avais connu quelques années auparavant… à l’Est.

Les jours suivants, je devais mener mon enquête sur la manière dont réagissaient à l’ouverture du Mur des entreprises de RDA, grandes comme petites. Une enquête passionnante qui m’a fait pénétrer au cœur du système économique de cette république à l’agonie, entre petits entrepreneurs privés visiblement inquiets et patrons de sociétés d’Etat voulant montrer un visage de managers sûrs d’eux, prêts à affronter la concurrence. Et ce à côté de fonctionnaires désorientés, n’ayant plus que l’Ouest comme modèle.

Et puis, il y avait le spectacle du Mur lui-même, où régnait encore une grande effervescence avec des hordes de visiteurs, même si ce n’était évidemment plus l’ambiance du 9 novembre et du concert improvisé de Rostropovitch. Des soldats soviétiques, pauvres hères désorientés, vendaient des morceaux de leurs uniformes, notamment leurs chapkas.

Désormais, on pouvait pénétrer dans le no man’s land grâce aux brèches ouvertes dans l’édifice. Ce no man’s land, qui courait entre deux ouvrages de maçonnerie (un côté Est, un côté Ouest), constituait autrefois le cœur du Mur, couvert de chevaux de frise, de machines à tuer et où circulaient les patrouilles de Vopos, ces policiers est-allemands aux visages plus sinistres qu’une porte de pénitencier. Tu t’en doutes, pour moi qui étais venu si souvent dans l’ex-capitale du Reich, ce fut un intense moment d’émotion de marcher dans cette zone. 

J’en ai encore la chair de poule en y pensant. Souvenirs de ces moments à passer le rideau de fer ou le check-point Charlie sans trop savoir ce qui allait se passer. Les façades grises et tristes de Berlin-Est. Les immeubles grandiloquents d’Unter den Linden et ceux d’Alexanderplatz rappelant les grands ensembles des banlieues françaises. Les odeurs de charbon et de lignite. Les ambiances très conviviales chez les personnes à qui l’on rendait visite, en décalage total avec le sinistre spectacle de la rue.

Quelle différence, désormais. L’impression de sortir du « trou du cul du monde », comme l’avait écrit dans mon souvenir le chansonnier Wolf Biermann, pour rentrer dans un autre univers. Une page qui se tournait sans savoir où l’on allait. Moments intenses que j’aurais le temps de t’expliquer quand nous nous reverrons.

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