« A chacun sa place »

Un voyage en train et une situation, élément déclencheur de l’écriture pour Anne. 

Bonne lecture de ce dernier récit de notre série « Écrire, toujours et encore » !

A chacun sa place

Elle entra dans le wagon. Le train venait de repartir.  Elle chercha son numéro de siège. Sa place était occupée. Rien de grave en soi. Il y a quelques années, elle n’aurait rien dit. Mais voilà, les années faisant, elle réservait tant que faire se peut, une place côté couloir afin de pouvoir aller au petit coin de façon fréquente et sans gêner le voyageur d’à côté. Elle avait également au fur et à mesure des ans, développé une espèce de pseudo claustrophobie qui lui faisait ressentir comme une sorte d’oppression d’être coincée entre la fenêtre et le siège côté couloir. Alors de façon posée, voire presque feutrée elle avait demandé à  l’occupant à la casquette si cette place était la sienne. Les oreilles affublées d’écouteurs, il l’avait regardée comme une extra-terrestre.

« Qu’est-ce qu’il y a ? » lui rétorqua-t-il.

« Je pense que ce n’est pas votre place. Vous avez dû vous tromper. »

Il regarda son smartphone à la recherche de son billet dématérialisé. Il jeta un coup d’œil vers son voisin de droite. Manifestement, sa place était occupée par un autre jeune homme coiffé lui aussi d’une casquette. Celui-ci à son tour regarda son numéro de place sur son smartphone. En effet, il s’était trompé. Ce fut alors un jeu de chacun regagne place mais tout cela sans aucun mot, sans échange de regard, sans la moindre petite pointe d’humanité. Il fallait vite regagner ce silence mortifère qui régnait dans le train où chacun s’affairait à ses occupations numériques. 

Étions-nous devenus des robots ? Elle s’excusa pour la gêne occasionnée. Mais les deux personnes étaient déjà reparties dans leur univers smartphonesque. Elle se posa à sa place la 94, se revisionna mentalement la scène. Elle ne comprenait pas, elle ne comprenait plus. A quel moment cela avait basculé ? Cette insidieuse et lente métamorphose de l’humain vers le robot. Et ce n’était que le début ? Où allait donc ce train ?