« L’armoire de Josefina »

Prêt pour un nouveau récit ? Celui-ci est signé Carmen. Une histoire pleine de délicatesse. Bonne lecture !

L’armoire de Josefina

Il n’y a guère que les mouches pour trouver encore la force de s’agiter sous cette chaleur à crever. Hommes et bêtes quant à eux s’efforcent de rester tranquilles pour laisser passer les heures les plus chaudes de la journée.

J’ai atterri la veille à l’aéroport de Tijuana en provenance de Los Angeles et si le village de Manara n’est qu’à trente kilomètres de la frontière, j’ai toujours dans le cœur ce sentiment de changer de monde. Le soleil est différent, le ciel et ses nuages aussi et même l’air que l’on respire est différent. Je ne l’explique pas, je le ressens, c’est ainsi et j’aime ça. Moi qui suis née du côté envié de la frontière pour un Mexicain, revenir sur la terre de mes ancêtres éveille dans mon âme toute une histoire que je porte malgré moi. Chaque fois, j’ai le sentiment de rentrer à la maison.

Dans l’une des chambres de l’hacienda, mon abuelita Josefina prend du repos. 

Peut-être le dernier de sa longue vie avant le grand saut. Devant l’imposante armoire de la pièce principale, je me sens toujours aussi petite comme à ce jour où j’ai franchi pour la première fois, à l’âge de dix ans, le seuil de cette habitation aux murs si blancs qu’ils me brûlaient les yeux. Et puis, il y avait des tapis de coton aux couleurs vives, joyeuses et des odeurs incroyables n’importe où que je me trouvais. Le dépaysement fut total pour une enfant américaine.

Première née aux States, je ne savais rien du Mexique et de ses coutumes. Je ne parlais pas espagnol. Miguel et Angela Morales, mes parents, avaient bien trop peur que je ne m’intègre pas complètement si je devenais bilingue. Je ne devais rien ou très peu apprendre de ce pays qu’ils avaient quitté pour offrir à leur enfant une existence moins difficile. Mais ça c’était sans compter sur abuela Josefina qui se languissait à mourir de sa fille et de sa petite-fille qu’elle n’avait encore jamais vue. Les séjours se firent régulier et j’appris l’espagnol au grand dam de mon père. Et, contrairement à ses inquiétudes, je réussis mes études. Il fut fier de sa fille quand elle entra à la fac. Il eut alors toutes les peines du monde à cacher ses larmes de joie.

Des années me séparent de ce premier jour, et aujourd’hui j’ai dans le cœur une peine immense en ouvrant cette armoire où je fis mes plus belles découvertes. Josefina y entreposait la mémoire de tous ceux qui avaient fait partie de la famille. Les morts ne l’étaient pas vraiment car il y avait les traces de leur passage sur cette terre au fond du meuble. Elle gardait dans des boîtes empilées au beau milieu du linge les souvenirs qu’elle chérissait par-dessus tout. Cela allait du cliché pris chaque année au studio photo, aux fragments de tissus porté par des proches, aux choses qui leur avaient appartenu. En ouvrir les deux battants, c’était entrer dans un reliquaire d’où sortent parfois des objets à certains moments de l’année. El dia de los Muertos permettait à abuelita Josefina d’honorer la mémoire des siens. J’aime cette fête qui n’existe nulle part ailleurs qu’au Mexique. No llore, me disait-elle, ils sont là tout près de nous, éternellement près de nous. Alors, c’était une fête incroyable entre le rire et le macabre, entre la joie et le chagrin, entre l’hier et le demain.

Lisa ! Lisa !

La faible voix de l’aïeule me tire de mes tristes pensées.

Aqui estoy abuelita querida !

Je me presse à son chevet. Dieu comme elle semble si frêle, si fragile dans ce lit trop grand. Sa main décharnée dans la mienne je la sens déjà devenir froide et j’ai tellement peur maintenant. Je sais qu’elle ressent toutes les émotions qui m’assaillent. Nul besoin de parler. Notre langage n’appartient qu’à nous seules. Nos yeux se racontent tout ce qu’il y à savoir. Les mots ne servent plus à rien. Ses doigts glissent entre les miens, elle a rendu son dernier souffle.

Manara déborde d’énergie. Partout il y a de la musique, des lampions, de merveilleuses odeurs de beignets dorés. J’ai faim. Je suis triste. Je suis gaie. Dans la maison, rien ou presque n’a bougé et surtout pas l’armoire. Je tremble en l’ouvrant. A mon tour d’accomplir ce rituel, ces gestes effectués maintes et maintes fois par ceux qui m’ont précédée. J’en sors l’autel, les calaveres, les photos des jours heureux, les bougies qui brûleront toute la nuit. Cette année, il me faudra faire un peu de place pour y accueillir une nouvelle personne à honorer. J’embrasse le cliché, je le pose à côté des autres. Buenos dias abuelita Josefina.

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Abuelita – Mamie

El dia de los Muertos – le jour des morts

No llore – Ne pleure pas

Aqui estoy abuelita querida – Me voici, chère Mamie

Calaveres – Têtes de mort ou crânes humains 

Buenos dias – Bonjour

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