« Repas de famille »

Après plusieurs ateliers consacrés à imaginer le futur autour de marqueurs d’époque, Carole Prieur, intervenante d’A Mots croisés nous invite, cette fois, à un retour dans le passé. Il s’agira de raconter trois repas de famille, situés à trois époques différentes de nos vies.

A suivre les récits de nos écrivants !

… et si vous ne l’avez pas encore lu, nous vous conseillons « Les années » d’Annie Ernaux. Au travers de photos et de souvenirs laissés par les événements, les mots et les choses, l’auteure et prix Nobel de Littérature 2022 donne à ressentir le passage des années, de l’après-guerre à aujourd’hui. En même temps, elle inscrit l’existence dans une forme nouvelle d’autobiographie, impersonnelle et collective.

« Les années », Annie Ernaux – Extrait # 1

(…) Les jours de fête après la guerre, dans la lenteur interminable des repas, sortait du néant et prenait forme le temps déjà commencé, celui que semblaient quelquefois fixer les parents quand ils oubliaient de nous répondre, les yeux dans le vague, le temps où l’on n’était pas, où l’on ne sera jamais, le temps d’avant. Les voix mêlées des convives composaient le grand récit des événements collectifs, auxquels, à force, on croyait avoir assisté. Ils n’en avaient jamais assez de raconter l’hiver 42, glacial, la faim et le rutabaga, le ravitaillement et les bons de tabac, les bombardements.(…)

« Les années », Annie Ernaux – Extrait # 2

(…) Dans les déjeuners du dimanche, au milieu des années 60, quand les parents profitaient de la présence de l’étudiant – rentré le week-end pour faire laver son linge – pour inviter des membres de la famille et des amis, la tablée discutait de l’apparition d’un supermarché et de la construction d’une piscine municipale, des 4L et des Ami 6. Ceux qui avaient acheté une télévision discutaient du physique des ministres et des speakerines, parlaient des vedettes qu’ils voyaient à l’écran comme s’il s’agissait de voisins de palier. Avoir vu les images de la confection du steak flambé au poivre avec Raymond Oliver, une émission médicale d’Igor Barrère ou « 36 chandelles » semblait leur conférer un droit de parole supérieur. Devant la raideur et le désintérêt de ceux qui n’avaient pas la télévision, ne connaissaient ni Zitrone ni Anne-Marie Peysson, ni les bébés passés à la moulinette de Jean-Christophe Averty, ils en revenaient au sujet de proximité et d’intérêts communs, la meilleure façon d’apprêter le lapin, les avantages des fonctionnaires, la boucherie qui vous sert bien. (…)

« Les années », Annie Ernaux – Extrait # 3

(…) Au milieu de cette première décennie du 21e siècle, qu’on n’appelait jamais années 0, à la table où nous avions réuni les enfants bientôt quadragénaires – même si, en jean et en Converse, ils avaient toujours l’air d’adolescents – leurs compagnons et compagnes – les mêmes depuis plusieurs années – et les petits-enfants – leur adjoignant la présence de l’homme passé du statut transitoire d’amant caché à celui de compagnon stable, admissible dans les réunions familiales -, la conversation fourmillait d’abord de questions réciproques : sur le travail, précaire ou menacé par un plan social dû au rachat de l’entreprise, les modes de transport, les horaires et les congés, le nombre de cigarettes par jour et l’arrêt du tabac, sur les loisirs, photo et musique, téléchargements, sur les derniers achats d’objets nouveaux, la dernière version de Windows, le dernier modèle de portable, la 3G, sur le rapport à la consommation et l’usage du temps. Tout ce qui permettait de réactualiser la connaissance des uns sur les autres, d’évaluer les styles de vie, en confortant secrètement la croyance en l’excellence du sien. (…)

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