« Vertige »

Cette année encore, À Mots croisés s’est rendu au Plus Petit Cirque du Monde pour assister à la représentation de « À tout rompre » de la Compagnie WAS. Pourquoi ? Parce que c’est l’ADN de notre association de créer des passerelles entre l’écriture et d’autres domaines artistiques comme le cirque, le théâtre, etc. 

Le spectacle a servi de mise en bouche à l’écriture sur la question de la rupture. Annie d’A Mots croisés a invité Carmen, Danielle, Francine et Jean-François – tous aussi enthousiasmés par le spectacle – à imaginer une histoire de rupture, à partir de plusieurs propositions d’écriture. Elle aussi a tenté l’exercice ! À suivre son récit ! Bonne lecture !

Vertige

Où suis-je ? Pourquoi tous ces gens sont-ils là à me regarder ? 

Ils ont l’air médusé, pétrifié. Pourquoi ce silence ? Il y a quelques minutes encore, on était tous là à crier, à hurler notre bonheur sur ce manège. En regardant autour de moi, je suis  seule. Plus personne dans les nacelles. Où sont passés mes acolytes avides comme moi de sensations fortes ? J’ai si mal à la tête. Elle bourdonne. Mon corps m’abandonne. J’entends des sirènes. Prise de vertige, je perds conscience.

Où suis-je ? Pourquoi tous ces gens sont-ils là à me regarder ? 

Pourquoi ont-ils des caméras, des appareils photo, des micros ? Je suis crispée. Pétrifiée. Je suis dans mon corps en sueur, incapable de parler, de leur crier ma détresse, de les sommer de partir et de me laisser tranquille. Mon cœur tambourine désespérément contre ma poitrine. La douleur me tiraille. L’angoisse serre ma gorge. Je suffoque.

Où suis-je ? Pourquoi tous ces gens sont-ils là à me regarder ? 

Ils ont l’air préoccupé. Pourquoi suis-je allongée sous cette lumière blanche ? Je tente de bouger. Peine perdue. Mon corps tout entier me fait souffrir. Mes bras, ma tête sont reliés à un réseau incroyable de tuyaux. Une voix grave masculine énumère lentement comme pour vérifier le bon fonctionnement du matériel : « Anesthésie. Perfusion. Aspiration. Ventilation. Oxygène. Intubation. Réanimation. » Je baigne dans une odeur de désinfectant. Bizarre. Tout à l’heure, je m’en souviens… c’était celle des pralines grillées mêlée à celle de la barbe à papa. Des bips irréguliers résonnent autour de moi, tandis que des silhouettes m’encerclent, masquées. Un frisson glacé me traverse. « Ça va chez toi, l’anesth’ ? », « C’est une dame ? », « Elle est à combien la tension ? Faites-la baisser. Vite ! », « Elle n’a pas de dossier. » Je suis terrifiée et m’endors.

Où suis-je ? Pourquoi tous ces gens sont-ils là à me regarder ?

Il y en a en fauteuil roulant, d’autres qui boitent ou qui peinent à marcher. 

« Mademoiselle Leroux », annonce un haut-parleur. Je me lève. Un homme en blouse blanche d’une cinquantaine d’années, les cheveux grisonnants, le visage neutre m’attend, assis derrière son bureau.

« Mademoiselle Leroux, j’ai le plaisir de vous annoncer que vous allez nous quitter. Je demande votre transfert dans une maison de convalescence avec suivi par un psychiatre, un kinésithérapeute, un orthophoniste et un ergothérapeute. À Roscoff. L’air de la mer vous fera le plus grand bien ! » Il me tend une ardoise pour lui communiquer ma réponse. 

« Mais, Docteur… », articulé-je avec difficulté.

« Mademoiselle Leroux, vous êtes en train de retrouver la parole ? C’est merveilleux ! Je n’en doutais pas… Nous allons tout de même procéder à quelques derniers examens avant votre départ ! » 

« Mais, Docteur… Que m’est-il arrivé ? Pourquoi suis-je ici ? »

« Mademoiselle Leroux, vous avez subi un traumatisme thoracique qui a nécessité une intervention chirurgicale. Vous êtes une polyblessée, c’est-à-dire que vous avez des lésions au thorax avec fracture des deux clavicules. Votre poumon droit a été déchiré par une côte cassée entraînant un pneumothorax associé à un hémothorax. Il était vital de vous opérer. »

« Mais, Docteur… Que m’est-il arrivé ? Enfin, dites-moi ! »

« Selon le préfet, une rafale de vent a pu contribuer à la rupture d’un élément mécanique d’un des bras articulés du manège où vous vous trouviez. Des nacelles se sont décrochées. La vôtre est restée bloquée à plus de trente mètres du sol. Vous étiez suspendue par le harnais de sécurité, la tête dans le vide. Grâce à l’intervention des pompiers, vous avez pu être dégagée rapidement. Comme le choc vous a cisaillé la poitrine, on a dû vous opérer. Malheureusement, tout le temps où vous avez attendu les secours, votre cerveau a été mal irrigué d’où ce trouble de la parole que vous semblez surmonter. Je vous rassure, vous n’avez ni myopathie, ni myasthénie. Tout cela va rentrer dans l’ordre. On peut dire que vous avez eu beaucoup de chance, Mademoiselle Leroux ! Vous avez besoin de repos maintenant ! Il va falloir vous reconstruire ! Si je peux me permettre, contactez un bon avocat. Il vous aidera tout au long de l’enquête ainsi que dans les éventuelles poursuites à l’encontre de l’exploitant du manège. Bon courage, Mademoiselle Leroux ! »

En sortant du cabinet, je me dis que j’ai eu de la chance, que je n’ai pas eu le temps d’avoir peur, de paniquer. J’ai tutoyé la mort sans le savoir, j’aurais pu sortir paralysée, désorientée, de cet accident. Pour autant, je ne peux m’empêcher de penser que peut-être cela aurait été mieux que je meure, comme les autres. Mon esprit divague. Je suis perdue. Je suis un fantôme, l’ombre de moi-même. Pourtant, je suis bien vivante. Je fais quoi maintenant dans ce monde qui s’écroule. Guérir ? Poursuivre quelqu’un en justice ? Comment retrouver une vie normale ? Est-ce possible ? Je ne sais pas. Mes pensées débordent et se brouillent. Ce dont je suis sûre, c’est qu’il y aura un avant et un après…  cette foutue rupture mécanique !

J’hurle dans le couloir d’hôpital : « Arrêtez de me regarder ! »

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