« Huguette »

Nouvel atelier avec Carole Prieur, intervenante À Mots croisés, où elle sollicite chacun d’entre nous individuellement. 

À tour de rôle, elle nous fait écouter un bruit, un son ; sentir une odeur ; toucher, palper un objet à l’aveugle et enfin noter quelques pistes d’écriture. Puis, elle nous invite à écrire un récit où le personnage principal va vivre les stimuli sensoriels que nous venons d’expérimenter. 

À suivre le récit imaginé par Annie.

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Huguette

Mardi 23 juillet 1963. Comme tous les mardis soir, Huguette dînait seule d’un potage aux légumes, d’un morceau de camembert et d’une pomme du verger. Elle faisait la vaisselle, rangeait soigneusement sa cuisine. C’était inlassablement le même rituel. Elle ne s’attardait guère sur son tricot. Elle préférait monter faire sa petite toilette, histoire d’effacer les traces du jour sur son corps. D’abord, elle défaisait son chignon. Lissait bien ses cheveux avec une crème capillaire à base d’huile de ricin avant de les tresser en natte pour la nuit. Elle se débarbouillait avec un gant qu’elle avait au préalable imprégné d’une bonne couche de sa savonnette préférée, celle au lait d’amandes douces. Puis, elle brossait méticuleusement ses ongles – des pieds et des mains – au savon de Marseille pour retirer toute la terre incrustée pendant les nombreux travaux agricoles. Elle n’oubliait jamais de passer la pierre ponce sur ses pieds pleins de callosités dues au port des sabots. Enfin, elle se délectait d’un bain de bouche mentholé avant de terminer par une petite touche d’eau de Cologne derrière les oreilles.

Ces effluves lui apportaient une vraie bouffée de bonheur et cachaient sa lassitude. Elle ne supportait plus les odeurs fortes de la campagne. Le lisier qui empestait la ferme quand le vent venait de l’ouest. Sans compter les rejets d’ammoniac que dégageait le poulailler ! 

Sur le coup de dix heures, Huguette déposa deux gouttes d’huile essentielle de lavande sur son oreiller avant de s’allonger pour lire le dernier numéro des « Veillées des Chaumières ». Elle était une vraie « veilleuse », une fervente lectrice des recettes de cuisine et des modèles de tricots, mais ce sont les histoires d’amour qui la fascinaient et occupaient ses rêves. Cela lui faisait du bien d’oublier le labeur qui l’attendrait le lendemain et les jours suivants.

Huguette se réveilla en sursaut, la porte d’en bas venait de claquer. C’était Raymond qui rentrait de sa partie de belote, au café du coin. Les pas de Raymond se faisaient plus distincts. Elle entendit craquer la sixième marche de l’escalier et compta : 5, 4, 3, 2, 1. Raymond poussa la porte de la chambre, se déshabilla rapidement et tomba dans le lit de tout son poids.

Huguette s’était maintenant recroquevillée dans son coin, lui tournant ostensiblement le dos et remontant le drap jusqu’au-dessus de son nez. Quelques instants plus tard, les odeurs de foin et de transpiration commencèrent à exhaler sous les couvertures et à se répandre par vagues. Vinrent ensuite les relents de cigarette froide – des Gitanes sans filtre – qui se mêlèrent lentement à ceux de la Valstar rouge, sa bière préférée. Il se mit à ronfler. Sa bouche devait être béante. Elle vomissait maintenant de puissants effluves de harengs saurs suivis de bouffées de vinaigre et de jus d’oignon poivré. Bientôt, s’y ajouta la puanteur de ses pieds qui avaient macéré toute la journée dans ses vieux godillots, bien imprégnés déjà de la sueur des années passées.

Quelques instants plus tard, Raymond, contre toute attente, alluma la lumière, bondit comme un tigre, saisit l’une de ses charentaises et se mit à chasser LE moustique qui l’avait tiré de son sommeil. S’ensuivit une folle course-poursuite dont Raymond sortit bien sûr vainqueur. Malgré ce triomphe certain, Raymond alla se badigeonner de citronnelle. Huguette n’avait pas soufflé mot pendant l’incident. Elle savait que la colère de Raymond risquait de se retourner contre elle. Raymond se rendormit. Serein.

Non, vraiment, cette fois, c’en était trop pour Huguette. Non seulement il l’avait réveillée, mais maintenant elle ne pouvait plus retrouver le sommeil à cause de ces odeurs fétides et nauséabondes, à la citronnelle. Elle ne resterait pas une minute de plus prisonnière de ce bain infect. Elle se glissa doucement hors de la couche conjugale… pour la première fois. 

Elle alla boire un verre d’eau fraîche à la cuisine avant de s’allonger sur le canapé. Ses pensées étaient vagabondes. Finalement, elle en avait assez de cette vie de labeur. Être aux champs. Soigner les bêtes. Jamais de répit. Depuis son mariage, elle n’avait jamais plus fait les boutiques à Chaumont. Elle n’avait été ni au bal, ni au cinéma. De toute façon, elle aurait eu honte de sortir avec son homme. Ventru, bourru, négligé, gouailleur. En fait, ils étaient si différents maintenant. Elle ne l’aimait plus. Tout simplement. 

Elle se mit à rêver de liberté, d’émancipation comme les militantes du MLF qu’elle avait vues au journal télévisé. Demain, elle se promit de sortir de son silence. Elle expliquerait à son Raymond que tout était fini entre eux. La soumission. Le devoir conjugal. L’amour. Qu’elle partait vivre à la ville. Qu’elle demanderait le divorce. Huguette s’endormit sur le canapé. Apaisée.

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