Dernier atelier d’écriture de la saison 2023-2024 ! Carole Prieur, intervenante À Mots croisés, nous lit les premières pages* du roman de Marie-Hélène Lafon : « Nos vies » où l’auteure y décrit longuement Gordana, son personnage principal. Extrait : 

https://www.babelio.com/livres/Lafon-Nos-vies/961097

Carole nous invite à nous inspirer du physique de ce personnage et à la faire évoluer dans le cadre de notre choix.

Nous vous souhaitons bonne lecture du récit imaginé par Laurent !

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Gordana avait décidé de fuir. Elle n’en pouvait plus. Cette jeune femme de moins de 30 ans, qui n’aimait pas dire son âge car elle en faisait plus, s’était cuirassée contre la vie qu’elle subissait. Sa bouche serrée sur ses dents, qui lui donnait un air souvent crispé, était un peu le symbole de cette armure qu’elle s’était forgée pour se protéger de l’adversité.

Là, son instinct de survie lui disait qu’il fallait fuir. Quitter cet homme pervers qui réussissait toujours à la culpabiliser et n’hésitait pas à la frapper. Ce matin, elle avait donc décidé de partir. Elle n’emportait qu’elle-même et les vêtements qu’elle portait.

Son compagnon, ou plutôt maintenant son ex-compagnon, disait d’elle qu’elle possédait un atout majeur : son corps, et particulièrement ses seins, ni chastes ni turgescents qui enflammaient le regard des hommes. Des seins qui jaillissaient devant leurs yeux fiévreux. Qui révélaient une chair inouïe, inimaginable, dense et moëlleuse. 

Depuis qu’elle était femme, elle n’en pouvait plus d’être vue comme un objet sexuel. D’être contemplée comme une image faite pour s’inscrire durablement et secrètement dans la rétine des mâles. On ne la regardait que très rarement pour ce qu’elle était vraiment : une jeune femme prête à sourire et à rire, qui entendait vivre une vie digne. Les différents métiers qu’elle devait exercer pour gagner de quoi survivre, femme de ménage, serveuse de restaurant, caissière, agent de service ou vendeuse, ne lui laissaient aucun répit. Du soir au matin, elle courait d’un travail à l’autre. Elle était toujours au service des autres, soumise au pouvoir des autres. Donc, la plupart du temps, celui des hommes.  

Alors, Gordana avait tout quitté. Louis, l’appartement miteux, ses métiers pénibles et précaires. Arrivée à la gare, elle avait acheté un billet pour une destination lointaine. Et était montée dans le train pour mettre derrière elle sa vie de misère.

Sitôt assise, elle s’était endormie. Dans son sommeil, elle avait fait des rêves étranges où des animaux énormes voulaient la dévorer, où elle était poursuivie par des géants masqués. Elle avait voyagé toute la nuit. Au petit matin, elle était arrivée dans cette ville choisie au hasard.

La cité se réveillait sous le soleil de septembre. Les habitants, détendus, bronzés et bien vêtus, passaient avec l’air nonchalant des gens riches et bien nés. Ils devaient se réveiller dans des draps frais, se dit Gordana qui n’avait que rarement le temps de changer les siens.

Elle ne pouvait s’empêcher de se comparer aux femmes, toutes bien maquillées et bien coiffées, avec leurs habits et leurs chaussures de marque, leurs bijoux et leurs montres de luxe. Elle avait alors honte d’elle-même, avec sa mine pâle et fatiguée, celle de personnes qui ont travaillé tout l’été, avec ses cheveux rêches et teints, son pull sommaire, son jean rapiécé et ses baskets usés. 

Ces femmes se lavaient certainement tous les jours avec des savonnettes toute neuves, passant des peignoirs achetés la veille. Tout en réfléchissant à leurs toilettes du jour, elles écoutaient les ragots débités sur l’appli radio de leur smartphone high tech. Des ragots qu’elles colporteraient le soir dans les dîners entre copines au restaurant veggie. Gordana les devinait dans leurs cuisines dernier cri, avant de partir à leur travail, entamer des yaourts bio en pot de verre achetés chez le traiteur, qu’elles abandonneraient ensuite dans l’évier : la bonne se chargerait de nettoyer et de jeter.

Jeter… Les ordures et encombrants semblaient être l’une des caractéristiques de cette ville, le symbole premier de sa richesse. Sur les trottoirs, les restes de la veille étaient enfermés, ou non, dans des sacs de plastique bien propres. Des choses aussi variées et baroques que tubes de dentifrice aplatis, ampoules cassées, journaux, cartons, bouilloires, pianos ou services de porcelaine, attendaient les camions poubelles. L’opulence de la ville se mesurait à ces choses qui, chaque jour, étaient mises au rebut pour faire place à de nouveaux objets.

« On vient d’acheter un nouvel appartement », dit en passant une jeune femme à sa copine. « C’était une vraie affaire. On a acheté ça à un couple de vieux prolos gâteux et sales qui habitaient là depuis 60 ans. Problème : ça pue là-dedans, et y a plein de vieux meubles pourris ! Il va falloir tout vider, tout nettoyer, tout changer. Bref, il faut du neuf et de la pureté ! »

A ce moment-là, Gordana leva la tête et vit une immense banderole accrochée à deux arbres en travers de la rue : « Amis éboueurs, vous êtes des anges. Un immense merci à vous qui faites de notre ville un îlot exceptionnel de propreté et de pureté ». « Propreté, pureté ? Pour ces gens-là, j’ai l’impression d’être un peu le contraire de tout ça. Je n’ai plus qu’à partir pour aller voir ailleurs », se dit la jeune femme, bien décidée à ne pas rester dans ces lieux qui lui semblaient si inhospitaliers.

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