Pour ce nouveau rendez-vous « Ateliers Découverte » de la saison d’écriture 2024-2025, Annie Lamiral, intervenante d’ A Mots croisés, a accueilli Alexandre, Michel, Nadia et Nicole pour une parenthèse d’écriture créative autour du sujet : « Des caractères très spéciaux ».
Il s’agissait de créer un ou plusieurs personnages mémorables, inoubliables et de faire basculer le récit. Confronter alors le personnage à un événement exceptionnel.
À suivre le récit de Nicole !
Cinna
A douze ans, ma plus grande salle de spectacle connue était celle du cinéma « Le Sélect » à Antony. Quand le lycée nous proposa des abonnements à prix très accessibles pour un théâtre « à Paris » et de plus « au Palais de Chaillot » : quel programme !… et quelle expédition !… La course entre copines lors des changements de métro, la sortie du monde souterrain de la RATP sur une grande esplanade dominant la tour Eiffel et tout Paris, le coude à coude pour dévaler un escalier monumental, la surprise en arrivant dans l’immense salle du TNP et de grands éclats de trompettes pour annoncer le commencement du spectacle : ensuite, portes fermées jusqu’à l’entracte ! Ouf ! Il était temps !
Bien sûr, nous attendions toutes l’entrée en scène de Gérard Philippe : nous en étions toutes amoureuses et il y avait même « Un club Gérard Philippe » au lycée. Mais l’acteur qui m’impressionnait le plus, c’était Jean Vilar, sa silhouette longiligne, son visage anguleux et surtout une voix grave, très légèrement nasillarde, qui semblait remonter des théâtres antiques !
Quand Gérard Philippe lançait sa première tirade, la salle frémissait surtout du côté des filles. Quand la voix de Jean Vilar s’élevait à son tour, c’était dans un silence absolu. Impressionnant !
Et pourtant… Cette fois-là, nous assistions à la tragédie de Corneille « Cinna ». Elle n’avait rien de très passionnant pour des jeunes des matinées étudiantes et, qui plus est, un premier avril : l’humeur était plutôt à la rigolade. Jean Vilar est sur scène, encore plus grand et plus long que d’habitude dans sa toge sombre de la tête aux pieds : Auguste empereur. Avec un ample geste du bras, dont il a le secret, Vilar s’adresse à Cinna. Sa voix résonne :
« Prends un siège, Cinna ! » et, toute la salle, sans concertation mais à l’unanimité, enchaîne : « Et assieds-toi par terre, et si tu veux parler, commence par te taire ! »
Catastrophe ! Jean Vilar se détourne de Cinna et s’avance au ras du bord de la scène. Il paraît encore plus grand et ses yeux sont lanceurs de foudre : c’est Zeus descendant de l’Olympe !
Dans la salle, les rires et les gloussements cessent d’un coup. La voix du Maître du Théâtre nous fige. Elle nous rappelle toutes les difficultés, les efforts de la troupe pour faire vivre ce Théâtre National Populaire, pour mettre « les Classiques » à notre portée culturelle et matérielle. Même un premier avril on se doit de respecter l’art du théâtre, les auteurs, les acteurs !
C’est vrai que, sans le TNP, nous serions toujours dans nos banlieues à regarder au cinéma les films du samedi soir… La pièce reprend et se termine dans un silence profond. A la fin, nous applaudissons à tout rompre pour effacer notre malheureux élan de jeunes potaches.
A quatre-vingt-deux ans, je recherche sur internet d’où pouvait nous venir ce pastiche de Cinna que nous connaissions tous. En petite fille sage de l’époque, j’ignorais la suite : « Ton nom est invaincu et non pas invincible et mon pied dans ton cul reste chose possible » ou, au choix : « Et mon pied dans ton cul n’est pas chose impossible. » On apprend à tout âge !
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Note au lecteur : Il existe bien une parodie en 5 actes et en bônois de Cinna par Raymond Rua. Sa réécriture emploie des mots de sabir nord-africain.
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