Quand une épidémie d’écouïte s’abattait sur Bagneux-Plage…

Pour ce nouvel atelier, Carole Prieur, intervenante À Mots croisés, a accompagné les écrivants dans la préparation d’un récit qui mettrait en scène un « Village », très particulier.

Ensemble, ils ont décidé d’un lieu, de sa localisation, de sa dénomination et de sa singularité. Puis, en duo/trio, ils ont défini des personnages. Une fois, les informations partagées, chacun a imaginé son histoire du village, vue par un ou plusieurs des personnages.

À suivre le récit imaginé par Laurent. Bonne lecture !

Quand une épidémie d’écouïte s’abattait sur Bagneux-Plage…

« Toubib de merde !». « Petit con, je vais te briser ! ». Il s’en passait des choses, cette nuit glaciale d’hiver, sur la plage de Bagneux-Plage, habituellement fort paisible. Les noms d’oiseaux volaient. Les horions aussi auraient pu voler. Car Hippolyte, 16 ans, surnommé Hippo par ses proches, avait saisi le col de chemise amidonné de Maurice Vernet, 60 ans, seul médecin de la localité. Le premier, grand gaillard habillé de son éternel jogging jaune et rouge, casquette vissée sur la tête, haïssait le second qui le lui rendait bien, personnage psychorigide connu pour ses colères mémorables, toujours vêtu d’un costume en tweed élimé aux manches. Ils n’en étaient pas venus aux mains… à cause de la mer montante prenant possession des lieux sablés en ces périodes de grandes marées. Une fois de plus, Hippo venait de faire réparer ses Doc Martens chez son copain cordonnier et ne voulait pas risquer de les déformer à cause du sel marin. Quant au second, il craignait pour ses chaussures en croco, récemment achetées dans une belle boutique, le premier achat luxueux de son existence. Oui, de son existence.

Mais qu’est-ce qui motivait cet évènement extraordinaire pour la localité ? A cette époque-là, Bagneux-Plage vivait l’une des plus graves crises de son histoire. La localité subissait alors de plein fouet une très étrange et très rare maladie appelée « écouïte » par les spécialistes. Les personnes qui en étaient atteintes étaient capables de capter… les pensées des autres. 

Fort curieusement, l’épidémie ne touchait que Bagneux-Plage et ne sévissait pas ailleurs. On ne savait pas combien de personnes étaient infectées. La plupart des Balnéoplagiens se taisaient, terrorisées à l’idée que leurs proches ou leurs voisins puissent prendre connaissance de leurs pensées les plus intimes. C’était particulièrement le cas du Dr Vernet, aussi paranoïaque que psychorigide. Lui-même n’était pas atteint. Mais il redoutait qu’Hippo, dont on savait qu’il était malade, ne cherche à découvrir ses petits et grands secrets inavouables en s’approchant de son cabinet. Contre toute vraisemblance scientifique, il en était arrivé à penser que l’ado, continuellement accroché à son portable, pouvait être à l’origine de l’épidémie en la diffusant… par téléphone.Carrément !

Maurice avait déjà plusieurs fois signalé à la gendarmerie ce jeune qu’il considérait comme un délinquant. De son côté, Hippo lui passait des coups de téléphone anonymes et répandait à son endroit de fausses informations sur les réseaux sociaux. Pour se venger, Maurice l’avait suivi dans la rue alors que l’ado se rendait chez son cher cordonnier, dont la boutique se trouvait non loin de la plage. Le docteur avait alors tenté de lui chaparder son téléphone, à l’origine, pensait-il, de tous les maux de la ville. Mais Hippo avait senti à temps sa main pénétrer dans la poche arrière de son jogging. Se retournant, il avait pris le médecin par la cravate et l’avait entraîné sur la plage pour s’expliquer… 

La guerre était donc déclarée entre ces deux-là ! Une guerre en pleine écouïte, épidémie qui avait bouleversé la vie de chacun des membres de la communauté balnéoplagienne. A commencer par celle de Maurice. Paniqué par les révélations que l’on pourrait faire sur lui, il avait décidé de réagir. Tout en se victimisant, il se voyait faire don de sa personne à Bagneux-Plage et à la science en menant une croisade pour découvrir le remède contre l’épidémie. En volant et en disséquant le téléphone d’Hippo, il était persuadé qu’il allait découvrir l’origine des maux des Bagnolaisplagiens. Mais la gloire lui importait peu. Répétons-le : il voulait avant tout sauver son intimité. Et surtout éviter que ne soit connu un grand, un très grand secret, qui l’obsédait jour et nuit.

En dehors de lui, nombre de personnes souffraient de l’écouïte et de ses conséquences. Mais pas toutes. Prenez Josiane Pinard, par exemple, la coiffeuse, belle et grande blonde de 50 ans, autant spécialisée dans les bigoudis que dans les potins et leur diffusion. Par-dessus tout, elle aimait les confidences de ses nombreuses clientes et clients qu’elle se faisait ensuite un plaisir de colporter dans toute la ville. En réussissant toujours à faire croire qu’elle n’était pas à l’origine des fuites… Les tests du docteur Vernet l’avaient prouvé : elle aussi était atteinte.

Une qui aurait bien aimé tomber malade, c’était la petite Iris, 10 ans, silencieuse et réservée, mais très observatrice. Elle souffrait de ne pas savoir aller vers les autres. Et l’écouïte, avec ses possibilités de perception de pensées secrètes, lui semblait une formidable opportunité pour mieux connaître les enfants de son âge et avoir des liens plus faciles avec eux. C’était toujours un crève-cœur de la voir à l’écart dans la cour de récréation alors que les autres élèves s’époumonnaient dans toutes sortes de jeux. Un jour, par hasard, elle avait rencontré Hippo chez le cordonnier. Et les deux, allez savoir pourquoi, étaient devenus copains. Emu par cette petite fille malheureuse, l’ado l’avait prise sous son aile. Iris pensait qu’en traînant avec lui, elle attraperait la maladie. Mais rien n’y faisait. Et l’enfant restait incapable de percevoir les pensées des autres…

L’attitude d’Iris inquiétait sa maman. Cette dernière l’avait donc conduite chez le médecin pour savoir si en ces temps troublés, elle ne couvait pas l’écouïte qui commençait toujours par une phase d’asthénie. Le Dr Vernet l’avait rassurée. Fine observatrice, la petite avait remarqué que ce dernier semblait encore plus nerveux et fuyant que d’habitude, alors qu’il réussissait d’habitude à ne pas le montrer…

Nerveux, Maurice l’était en effet encore plus que d’habitude. Parmi ses patients du jour, il attendait Josiane Pinard, la coiffeuse commère. Laquelle venait d’avoir l’honneur decoiffer la femme du maire, celle que tout le monde appelait affectueusement Henriette. Laquelle lui avait dit, sous le sceau du secret, que Bagneux-Plage était au bord de la faillite. Rien de moins. « Je vous le dis, mais surtout n’en parlez pas !», avait ajouté tout bas la Première dame de la ville. « Bien évidemment. Vous savez que vous pouvez compter sur moi, Madame !», lui avait répondu Josiane Pinard sur le même ton. En se penchant vers elle pour terminer sa couleur, Josiane avait capté une réflexion récurrente qui trottait dans la tête de l’épouse du premier magistrat de la cité: « Ah, si je pouvais quitter Bagneux-Plage, cette ville de minables, incapables de grandes choses, pour partir faire le tour du monde ! », se répétait Henriette en boucle… Un régal pour la coiffeuse !

Mais pourquoi donc, chez le Dr Vernet, cette nervosité, qui tournait à la panique, à l’idée de recevoir la grande prêtresse des potins balnéoplagiens ? D’abord, évidemment, il y avait la peur d’attraper l’écouïte, puisque la coiffeuse était atteinte. Mais aussi et surtout parce que les deux avaient longtemps entretenu une liaison et que Josiane avait mal supporté la séparation. Il redoutait qu’en s’approchant d’elle, elle ne finisse par découvrir son grand, très grand secret qu’il ne pouvait se permettre de révéler à quiconque… En en prenant connaissance, elle pouvait envisager de se venger. Après tout, la vengeance est un plat qui se mange froid !

Mais de son côté, Josiane, elle, était loin de ces funestes réflexions. Au contraire. Elle était toute heureuse à l’idée de revoir Maurice. Assise dans la salle d’attente du docteur, elle se laissait aller à d’agréables rêveries. Elle se voyait en train de se réconcilier avec lui. Et après une belle réconciliation, pourquoi ne convoleraient-ils pas en justes noces, assis dans une Bentley, sous les vivats des commerçants de la ville, ses amis à elle, et dans le tintamarre des cloches de l’église ?

Soudain, elle entendit un gros bruit qui la fit sortir de ses rêveries. Elle vit Hippo entrer comme une furie dans la salle d’attente, suivie d’Iris en train de manger une crêpe, et se diriger vers le cabinet du médecin. Tandis que la petite fille se calait dans un fauteuil, il ouvrit la porte en criant : « T’as quand même réussi à me voler mon téléphone, faux toubib de merde. Je vais t’écorcher. Mais rassure-toi, je vais d’abord aller parler aux gendarmes ! ».

A ces mots, le Dr Vernet, qui s’apprêtait à prendre son stéthoscope pour expulser l’importun, se figea. Et ses quelques cheveux grisonnants se dressèrent sur sa tête, tandis qu’il réajustait sa veste élimée. « De quoi parles-tu, petit con ? De toute façon, j’ai porté plainte pour violences sur médecin ! J’ai aussi prévenu mon avocat, tu vas sûrement aller en maison de redressement ». « Médecin de mes deux !», lui répondit Hippo, « Tu ne sais pas ce qui t’attend ! »

A ce moment-là, Josiane, déjà expulsée de ses songes, fut précipitée en pleine crise d’écouïte. Elle reçut alors dans son cerveau toutes les pensées passées, présentes et à venir de son ancien amant. Et parmi celles-ci, la plus importante de toutes, une pensée qui la torturait depuis des décennies : à savoir que Maurice était autant médecin qu’elle-même, Josiane, était papesse ! Il n’avait en fait jamais commencé la moindre étude de médecine et son diplôme était un faux. Complètement dégrisée de ses rêves de mariage et de Bentley, la coiffeuse se souvint alors des colères de Maurice du temps de leur relation, de ses accès de jalousie. Comme il lui en avait fait voir ! Elle en pleurait souvent à l’époque. Et pourtant, après leur séparation, elle avait tout oublié. Torturée par la solitude, elle avait tellement eu envie de le retrouver.

Sidérée par ce qui se passait devant elle, la coiffeuse se leva d’un bond, suivie avec curiosité par Iris, et pénétra elle aussi dans le bureau du Dr Vernet : « Là, j’en ai la preuve absolue, j’ai capté toutes tes pensées, escroc de petit calibre : tu es tout sauf médecin ! Tu vas voir ce que tu vas voir, vieille enflure ! » Hippo la regarda, stupéfait, et lui dit : « Venez, Madame, on a mieux à faire que rester auprès de cette loque. Viens, Iris, toi aussi ! Il pourrait te faire du mal, ce lépreux. »

Les trois se retrouvèrent dans la rue. Et partirent d’un immense éclat de rire. « Les jeunes, on va aller voir le journaliste de ‘L’Echo balnéolaisplagien’. » C’est un copain. On va tout lui balancer », proposa la coiffeuse. Ainsi fut fait. L’homme de presse prit une photo des trois compères. Et le lendemain, un immense titre barrait la une de l’hebdomadaire : « Le Dr Maurice Vernet, un faux médecin, un authentique escroc ». Le scandale fut immense. On ne sut jamais ce qu’il advint de Maurice qui avait disparu. Hippo fut embauché dans une grande entreprise de téléphonie. Josiane épousa le père de l’ado, venu se faire coiffer dans son salon. Et, grâce à la photo du journal et à son récit circonstancié, Iris devint l’héroïne de son école. Elle en sortit transformée : de silencieuse et réservée, elle devint vive et bavarde. Un peu trop au goût de sa maman… Quant à l’écouïte, elle s’en alla aussi mystérieusement qu’elle était venue. Bagneux-Plage put alors retrouver sa sérénité.

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