Cette année, A Mots croisés a choisi de célébrer la Journée internationale des Droits des Femmes en allant au Musée de la Toile de Jouy que nous remercions vivement pour son accueil.
Après la visite guidée de la collection permanente, Annie Lamiral, intervenante À Mots croisés, a invité le groupe d’écrivants à imaginer un récit, un fragment de vie autour d’un personnage principal, impérativement une femme, et de situer le récit à/en lien avec Jouy et la toile de Jouy.
Rappelons brièvement qu’à la Manufacture de Jouy, les femmes occupent des postes dédiés. Elles sont picoteuses, pinceauteuses, tireuses ou couturières et représentent 47% des effectifs.
Nous vous souhaitons bonne lecture du récit imaginé par Dominique !
Picots et pinceaux
Le son de la cloche retentit dans la cour de la manufacture Oberkampf, annonçant la fin de la matinée de travail. Avant de franchir le portail, Célestine Givrois s’attarda à regarder l’arc-en-ciel des toiles teintes qui séchaient dans les prés et se souvint. Sa mère, picoteuse, l’avait fait embaucher à la fabrique dès ses 8 ans pour « épingler » les toiles dans le pré et ainsi éviter qu’elles s’envolent au séchage. Quelles parties de courses avec les autres gamins « épingleurs » entre les bandes de toiles rouges, roses, bleues, violette, vertes ou grises, leurs rires résonnaient encore à ses oreilles !
Devenue picoteuse à son tour, Célestine avait eu le temps, tout au long de ces années, d’observer les étapes de fabrication de cette fameuse toile de Jouy. L’étape du dessin la passionnait. Les motifs floraux dessinés par Melle Jouanon notamment la ravissaient, plus que ceux inspirés par la mythologie, l’histoire ou les fables. Célestine admirait la précision du dessin, la délicatesse et le mouvement du trait, le velouté et le dégradé des couleurs. Une telle douceur et une telle harmonie s’en dégageaient. Cela l’apaisait. Oui, la beauté des choses faisait du bien à l’âme.
Souvent Célestine prenait un moment sur son déjeuner pour s’exercer au dessin, dans son coin. Un contremaître finit par remarquer son joli coup de crayon et elle fut promue pinceauteuse. Une reconnaissance de ses aptitudes qui la combla de fierté, et une étape vers l’atelier de dessin, qui sait… En tout cas, c’est avec une conscience professionnelle aiguisée qu’elle vérifiait l’impression du dessin sur la toile. S’il y avait quelque manquement dans la pose des couleurs, elle le rectifiait précautionneusement à l’aide d’un pinceau fabriqué avec des mèches de ses cheveux dont elle prenait grand soin.
Célestine n’était pas peu fière de participer à la fabrication de ces toiles de qualité que les bourgeoises et les aristocrates en ville et même la Cour de Versailles s’arrachaient. De la belle ouvrage, vraiment. Elle s’en rengorgeait presque de satisfaction. Ça devait être ça qui défrisait une autre pinceauteuse, la Bertrande. Il lui semblait que celle-ci lui coulait fréquemment des regards assassins de sous ses sourcils épais et que sa bouche dédaigneuse marmonnait des moqueries que Célestine devinait cinglantes. Elle concédait que son petit air fiérot pouvait passer pour un sentiment de supériorité mais qu’importe, ce n’était pas dans sa nature de se compromettre dans les bassesses et les rivalités. D’ailleurs, la Bertrande était aussi sacrément experte de la retouche au pinceau, peut-être même qu’elle en aurait à lui apprendre à elle, Célestine.
Elle se prit à rêver qu’un jour elle entrerait dans le Cabinet des dessinateurs pour proposer à Melle Jouanon un de ses dessins, une pivoine pourquoi pas, la tige gracile, les feuilles finement découpées, les pétales ourlées avec délicatesse de tons pastels. Elle imagina son motif reproduit sur les planches de bois ou de cuivre par les graveurs, puis imprimé à l’infini sur la toile de coton pour enfin, par la grâce des doigts de fée des couturières de la manufacture, vêtir les dames de la Cour…
Assise sur un muret, Célestine croqua dans sa pomme. Une ombre la tira de ses songes. Elle vit la Bertrande debout à côté d’elle, semblant la toiser, les mains sur ses hanches. Mais c’est d’une voix douce qu’elle lui dit : « Viens donc la Célestine, je vais te montrer la teinture pour rectifier les dernières impressions ».
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