Cette année, A Mots croisés a choisi de célébrer la Journée internationale des Droits des Femmes en allant au Musée de la Toile de Jouy que nous remercions vivement pour son accueil.
Après la visite guidée de la collection permanente, Annie Lamiral, intervenante À Mots croisés, a invité le groupe d’écrivants à imaginer un récit, un fragment de vie autour d’un personnage principal, impérativement une femme, et de situer le récit à/en lien avec Jouy et la toile de Jouy.
Rappelons brièvement qu’à la Manufacture de Jouy, les femmes occupent des postes dédiés. Elles sont picoteuses, pinceauteuses, tireuses ou couturières et représentent 47% des effectifs.
Nous vous souhaitons bonne lecture du récit imaginé par Laurent !
La pinceauteuse Pétronille face à la reine de France
L’air était très froid en ce matin du 17 janvier de l’an de grâce 1770. Cinq heures sonnaient à l’église du village de Jouy et Pétronille avait une fois de plus bien du mal à se réveiller. Vite, il lui fallait aller vite. Car elle devait bientôt prendre son service à la manufacture de toiles de Monsieur Oberkampf où sa cousine Berthe lui avait trouvé une place de pinceauteuse. Pinceteuse ? Ce sont ces femmes chargées d’enlever avec des pincettes toutes les rugosités ou les bourres que l’on trouve à la surface du tissu.
C’était une tâche répétitive et fastidieuse. Particulièrement pour une toute jeune fille de 14 ans, à peine sortie de l’enfance et qui aurait voulu continuer à jouer les grandes dames avec ses amies. Mais voilà, sa mère, sur le point d’enfanter une nouvelle fois, lui avait dit il y a deux ans que la récolte de blé ayant été très mauvaise l’été précédent, il lui fallait rapporter de l’argent pour nourrir ses onze frères et sœurs. Elle avait beaucoup pleuré, Pétronille, car elle aurait souhaité aller à l’école comme ses cousins Joseph et Martin, d’une famille plus riche que la sienne. Elle aurait aimé apprendre à lire, à écrire et à compter pour pouvoir partir à la ville, ou même plus loin encore.
Elle avait demandé à Monsieur le Curé ce qu’il en pensait car elle était une bonne chrétienne et elle savait que Dieu lui trouverait sa place dans l’existence, quoi qu’il arrive. Monsieur le Curé lui avait dit qu’il lui fallait se soumettre à la volonté de ses parents, représentants de Dieu sur terre, et que le rôle d’une femme était de se marier et de donner des enfants à la France et à son roi. Mais pour cela, il lui fallait mener une vie digne pour rester pure jusqu’au mariage…
Pétronille s’étira. Manqua se rendormir. Mais sentit la main de sa mère la secouer. Vite, elle se leva de la paillasse où tous les enfants dormaient au coin de l’âtre qui s’était éteint. Elle enfila sa robe de chanvre et un gros lainage par-dessus, prit ses galoches. Avala un morceau de pain noir, mangea une pomme rabougrie et quelques noix, et but une goutte d’eau glacée avant de sortir de la petite maison familiale en torchis. Le chien Privite lui lécha la main. Dans l’étable, les vaches commençaient à s’agiter. Elle eut tout juste le temps de voir ses frères plus âgés, François et Martin, partir avec leur père. La mère restait au foyer pour s’occuper des enfants plus petits et des repas. A cette époque de l’année, on ne pouvait pas travailler aux champs. Son père et ses deux frères étaient allés chercher du bois dans les forêts alentour. Plus tard dans la journée, ils devaient, avec d’autres paysans, aider les hommes de Monseigneur le Comte de Jouy à dépierrer les chemins menant à Versailles et Paris.
La campagne était calme, recouverte de glace. Au loin, on devinait les marécages que Monsieur Oberkampf faisait assécher au fur et à mesure de l’expansion de la manufacture. Dans le noir, une file de femmes se dirigeait lentement vers la Bièvre dont les eaux étaient figées par le froid. Elles traversaient le pont avant d’atteindre les bâtiments de l’usine textile.
Pétronille rejoignit les ouvrières silencieuses et se mit à marcher à côté de ses amies, Gabrielle et Jeanine. On entendait seulement le bruit de gouttes d’eau tombant des arbres dénudés, ceux aussi des sabots martelant le sol glacé, de quelques battements d’ailes et des croassements de rares corbeaux.
Les trois jeunes filles avaient commencé à travailler en même temps à la manufacture et avaient appris ensemble le métier de pinceteuse. Oh, franchement, ce n’était pas un métier qui demandait beaucoup de savoir-faire ! On l’apprenait vite. Les métiers les plus nobles, ceux de peintres, graveurs, imprimeurs, les plus difficiles, étaient bien sûr réservés aux hommes. Les ouvrières, ils les ignoraient la plupart du temps, ne les regardaient même pas. Sauf pour leur demander d’un ton rogue d’aller leur chercher du bois ou un outil. Face à eux, on avait l’impression d’être moins des moins que rien. De temps en temps, si vous étiez jolie, ces hommes-là vous regardaient d’un drôle d’air. Par Dieu, c’est justement dans ces moments-là qu’il fallait être le plus prudent, ne cessaient de répéter les mères. Pétronille en connaissait de ces jeunes femmes qui avaient cru qu’elles pouvaient tirer profit de leur physique. Certaines étaient même tombées amoureuses. Et s’étaient retrouvées grosses avant d’être chassées par les contremaîtres et leurs familles…
La jeune fille préférait penser à des choses moins tristes. Mais pas facile d’être gaie quand il fallait toute la journée répéter les mêmes opérations dans ce froid de gueux, jusqu’à la nuit tombée, en ayant à peine le temps de manger et d’aller faire pipi… Jusqu’au retour dans les foyers, avec une seule pensée en tête : s’assoupir.
Six heures sonnèrent à l’église. Le temps des matines. Pour Pétronille, Gabrielle et Jeanine, le début des cadences infernales. A peine arrivées, elles étaient déjà prises à partie par Félix, le contremaître. « Encore en retard, ce matin ! Dépêchez-vous, si vous voulez toucher votre solde demain. D’ailleurs, Pétronille, le contrôleur m’a fait savoir qu’hier, tu as mal vérifié les dernières toiles de la journée. Je vais donc retirer 10 soles sur tes gages ». Les trois filles se regardèrent en silence. Cela arrivait une fois sur deux à l’une d’entre elles. Le moyen pour Félix de les tenir dans son pouvoir. Mais aussi de garder l’argent de la solde… On voyait que cela lui faisait plaisir de les réprimander. Comme le fait un chat avec des souris ! « Il paraît que ce genre de gueux, on appelle cela un sadique. C’est ce que m’a raconté le rémouleur », expliqua Gabrielle, toute fière, à ses deux amies. « Parbleu, tu en sais des choses ! », avait rétorqué Jeanine avec admiration.
Il était déjà loin le temps où Pétronille courait dans les champs et dans les bois avec ses frères et sœurs. Désormais, elle était enchaînée à la manufacture de Monsieur Oberkampf. On disait que ce dernier venait de très loin, d’un pays où l’on ne parlait pas le français. D’ailleurs, c’est vrai, il avait un drôle d’accent quand il s’exprimait. Elle le voyait très rarement car elle n’était pas une personne importante. Une fois, elle avait eu l’insigne honneur que Monsieur s’approche d’elle et il lui avait dit : « Ach, Fotre trafaill, il n’est pas très pien fait auchourd’hui ! » Ce jour-là, elle avait perdu la solde d’une semaine complète… Elle avait pu voir combien Félix jubilait.
Malgré ces brimades, elle était fière de travailler là, Pétronille. Elle aimait ces toiles de Jouy, aux motifs riches et bariolées. Elle savait qu’elles étaient destinées à sa Majesté le Roi, à la cour de Versailles, si proche, et aux gens de bien. Elle savait qu’elle ne vivrait jamais dans le monde où ces tissus étaient portés. Mais elle était si heureuse de pouvoir au moins en rêver. D’ailleurs, elle ne faisait pas qu’en rêver. Il n’y a pas si longtemps, elle avait vu arriver un carrosse suivi de tout un attelage. En étaient descendus de belles dames et de beaux messieurs, magnifiquement habillés. L’une de ces dames, auprès de laquelle s’empressait la famille de Monsieur Oberkampf, s’était même approchée d’elle et lui avait dit : « Oh ma fille, quelle chance vous avez de créer de si beaux tissus en pleine nature, au milieu des prés, en entendant le bruit du ruisseau, des vaches, des moutons et du vent dans les arbres ! » Pétronille l’avait alors entendu parler d’un certain Rousseau et elle avait voulu lui répondre. Mais le contremaître l’avait alors regardé méchamment. Et lui avait dit tout bas : « Une fille de rien ne parle pas à la reine de France ! »
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