Début mars, À Mots croisés a déplacé ses ateliers d’écriture au Musée de la Toile de Jouy que nous remercions vivement pour son accueil. Les ateliers hors-les-murs permettent de renouveler nos pratiques d’écriture et d’ouvrir autrement nos imaginaires.
Après la visite guidée de la collection permanente Annie Lamiral, intervenante À Mots croisés, a invité le groupe d’écrivants à imaginer un récit autour de la toile de Jouy.
Rappelons brièvement que les dessinateurs de Jouy se montrent particulièrement fertiles puisqu’en 1821, au moment de la cession de la manufacture, on estime que 30 000 dessins ont été imprimés à la planche de bois, et plus de 500 à la plaque et aux cylindres de cuivre. Une moyenne de 430 nouveaux motifs par an ! Ces motifs sont souvent monochromes (rouge, bleu, vert, sépia…) sur fond blanc ou écru. Ils peuvent être floraux, exotiques, architecturaux ou représenter des scènes pastorales, mythologiques et historiques. Aujourd’hui, la Toile de Jouy continue d’inspirer des créateurs avec de nouvelles variations modernes.
Nous vous souhaitons bonne lecture du récit imaginé par Carmen.
La toile de mes souvenirs
Ma très chère Isa,
Te souviens-tu de nos vacances chez Mamette Gigi ? Quand nous nous retrouvions dans la propriété de famille dans la Drôme provençale.
Deux jours à peine, et oubliée la banlieue de Paris avec ses bâtiments gris, ses trottoirs sales, la cité et l’appartement sombre. Nous profitions du calme de la nature, des jeux entres cousins et surtout du bon air de la campagne, celui qui nous faisait tant défaut le reste de l’année.
Mais, vois-tu ce que j’aimais par-dessus tout, c’était l’intérieur de cette bâtisse centenaire. Il y avait une enfilade de pièces, toutes tapissées de toiles aux motifs incroyables. Je passais de l’une à l’autre sans jamais me lasser. Les murs, chez Mamette Gigi, racontaient des histoires, ils étaient vivants, habités d’une foule de scènes champêtres avec des personnages d’une époque révolue. J’avais une prédilection pour la toile aux tons foncés qui tapissait la chambre de Mamette Gigi.
J’étais fascinée par l’enfant dans sa petite carriole tirée par un bouc aux cornes volontaires et à l’abondante toison. Une badine à la main, il faisait joyeusement galoper le caprin têtu. Course folle dans la campagne, insouciance de l’enfance, tandis que, plus loin, un paysan menait le plus gras de ses bœufs au marché. Je pouvais presque entendre cancaner le colvert cherchant à séduire la cane rétive à toute union. Puis, venait le coq fier, les poules dodues près d’une paysanne écoutant pérorer un soupirant juché sur un bidet. Tout était beau, bucolique même si tout près de là, un chasseur avec son cor sonnait l’hallali. Cours, gentil cerf, cours vite, les vilains chasseurs sont à tes trousses.
Ainsi, les jours de pluie n’étaient pas synonymes de tristesse car je pouvais passer de longues heures devant ces tableaux merveilleux, emplis de fraîcheur auquel je pouvais m’identifier, me référer. Souvent, j’en oubliais de venir manger et c’était Mamette Gigi qui me sortait alors de mes rêveries en solitaire.
Je ne savais rien de la renommée de ces toiles. Je n’appris, que bien plus tard, qu’elles étaient issues d’une prestigieuse manufacture royale, qu’un Monsieur Oberkampf, venu d’Allemagne, en avait fait un fleuron de l’industrie française.
Aujourd’hui encore, si je ferme les yeux, je suis capable d’en décrire chaque scène, chaque personnage, tant elles sont gravées dans ma mémoire. Je sais que les toiles de Jouy subsistent toujours et qu’un musée leur est dédié. Mais, je repousse sans cesse ma visite. J’ai peur de ne pas retrouver la magie de la maison de Mamette Gigi. Je préfère rester avec mes souvenirs enchantés. Je ferme les yeux et réapparaissent, l’enfant et son bouc, le paysan et son bœuf gras, le chasseur et son cor, la paysanne et son prétendant. Je n’ai nul besoin d’un musée car ces toiles de Jouy sont désormais une partie de moi.
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