Mortel manuscrit 

« Celui qui commet le crime, dans le danger qu’il y court et dans le tumulte de ses passions, n’a pas le temps d’écouter le remords; mais celui qui n’est que le complice et le confident du crime, sans y avoir une part active, celui-là entend la voix vengeresse de la conscience. Il compte dans sa retraite les minutes qui s’écoulent. […] »

Chateaubriand, Pensées, réflexions et maximes, dans Œuvres complètes, Paris, Ladvocat, t. XXII, 1828.

À l’automne 2023, deux écrivantes d’A Mots croisés, Carmen et Annie, ont suivi, à la Maison de Chateaubriand de Châtenay-Malabry, un cycle d’ateliers « Petits meurtres à la Vallée-aux-Loups » animés par Lou Vernet. Chaque atelier mensuel a permis d’avancer dans l’écriture d’une nouvelle noire, un registre jusque-là non exploré à la Maison de Chateaubriand.

La Maison de Chateaubriand vient de publier le recueil avec les récits des huit participants qui sera consultable en ligne prochainement sur leur site. Nous profitons de l’occasion pour publier à notre tour les textes de Carmen et de d’Annie.

Bonne lecture du récit imaginé par Carmen !

Mortel manuscrit

Debout, devant un miroir occupant l’espace central de sa chambre, Alan s’adonnait à une habitude à laquelle il détestait déroger. S’admirer.

Longuement. Narcisse himself n’aurait pas fait mieux en matière de contemplation. À quarante-deux ans, il guettait l’apparition des premières rides, des premiers cheveux blancs dans sa chevelure brune tandis que le contraste du bleu de ses yeux le rendait séduisant. L’image qu’il envoyait au reste du monde se devait d’être parfaite. Rien de plus jubilatoire que d’entendre dans son sillage, parfois tout bas, « hum beau gosse ». Il était l’archétype du macho assuré et assumé, tandis que la plupart des hommes tendaient vers une masculinité moins agressive. Il venait d’enfiler son dernier costume sur mesure ramené de Milan comme on revêt une armure de protection. Ce rempart, il y tenait absolument, refusant de laisser apparaître la moindre faiblesse.

En vérité, Alan ne se prénommait pas Alan mais Alain. Sa mère, modeste femme de chambre, mais aux grandes ambitions pour son unique fils, avait choisi ce prénom qu’elle imaginait à la hauteur de son rejeton. Mais personne ne connaissait l’histoire de ce peuple caucasien et il en fut réduit à subir lazzis et quolibets de la part de ses camarades pour ce prénom de « vieux ». Aussi, sa majorité à peine acquise, Alain devint Alan au grand dam de sa mère.

Sa mère. Jamais il ne l’avait réellement aimée. Plus jeune, il lui en voulait à mort de l’avoir privé d’un père alors que la plupart de ses camarades de classe pouvaient eux s’en enorgueillir. Chaque fête des pères était pour l’enfant une souffrance qui cessa lorsqu’Alan fut assez grand pour s’en affranchir.

Ses études furent moyennes malgré une intelligence qui ne lui faisait pas défaut. D’une nature paresseuse, il ne manifestait que peu de goût pour le travail. Ce qu’il confirma quand l’heure fut venue pour lui de subvenir à ses besoins, sa mère lui ayant coupé les vivres après avoir officialisé sur ses papiers d’identité son changement de prénom.

Crève, salope. Ce fut la première insulte qu’il adressa à cette femme déçue par son fils, incluant par là la gent féminine dans son ensemble. Il éprouvait un profond mépris pour les femmes. Pour les hommes également. Il s’estimait au-dessus du lot. Les autres n’ayant d’intérêt que s’ils servaient ses desseins.

Au début de sa vie professionnelle, il avait accepté un job de guide au musée du Louvre. Mais le salaire n’était pas en adéquation avec ses envies de luxe. Question argent il avait de gros besoins. Et en matière de sexe également ses besoins étaient grands. Alors, avec son mètre quatre-vingts, ses muscles bien dessinés, son allure sûre, son charisme évident, Alan se dit qu’il y avait certainement moyen d’en tirer parti. Les femmes. Il les aimait uniquement dans son lit, mariées de préférence car quoi de plus jouissif que de dévoyer une épouse, une mère voire une grand-mère. Les traquer, les séduire, pénétrer leurs corps pour décupler ses envies de luxure. Sitôt l’acte sexuel consommé, elles étaient poussées vers la sortie. Néanmoins, certaines lui plaisaient. Les plus riches surtout. Avec elles, il usait de son charme vénéneux pour se garantir un joli train de vie. S’il ne se considérait pas gay, bi à la rigueur, coucher avec des hommes ne lui posait pas de problème particulier. Ils devaient être bien établis dans la société pour les utiliser par la suite. C’était le deal et il permettait ainsi à des maris, à des pères installés dans une existence conventionnelle, de laisser libre cours à leurs penchants homosexuels.

Un article de presse avait retenu son attention quelques jours auparavant. La maison de Chateaubriand venait de faire une surprenante acquisition. Une lettre, authentifiée par les plus grands experts, allait rejoindre les collections permanentes. Ce manuscrit avait ceci d’étonnant qu’il revêtait un caractère des plus sulfureux de la part d’un écrivain d’habitude plus consensuel.

La missive de rupture adressée à une maîtresse éconduite, n’avait rien à envier aux écrits subversifs du marquis de Sade dont Alan encensait la vie et l’œuvre. Il y avait dans ces lignes un véritable parfum de scandale chez les admirateurs de l’écrivain. Déjà, il éprouvait une envie profonde de voir ce manuscrit. Rien d’aussi excitant n’était apparu dans sa vie depuis longtemps. Il avait dévoré tout ce que la littérature française avait pu produire d’écrits licencieux. Son préféré ? Matzneff, s’identifiant à un homme qu’il qualifiait de libre.

La maison de François-René de Chateaubriand était conforme à l’idée qu’il s’en faisait. Romantique à souhait, isolée dans un vaste parc aux arbres centenaires, à l’architecture d’un classicisme déprimant. Sans même pénétrer les lieux, il en détestait déjà tout son ensemble. Les amours de l’auteur des Mémoires d’outre-tombe avec Juliette Récamier lui donnaient la nausée.

Billet en poche, il ne prit pas le temps de découvrir les premières pièces de la demeure. Seule la vitrine renfermant l’écrit pouvait justifier sa présence ici. Le choc émotionnel fut à la hauteur de ses espérances. Il sentit monter une érection en découvrant la lettre de soufre, de luxure. Tout ce qui le faisait jouir. Quelle merveille se trouvait dans cet écrin de verre. Que ne la possédait-il pas, cette page remplie de la débauche inouïe d’un homme. Tout à son extase, Alan ne la sentit pas venir derrière lui aussi doucement que le ferait une souris.

– Intéressant, n’est-ce pas ?

Il se retourna brusquement et se retrouva face à une jeune femme au visage illuminé de taches de rousseur, à la chevelure sauvage, aux grands yeux verts. Jolie, fraîche, nature, vingt-cinq ans à tout casser, Alice avait des arguments pour séduire Alan toujours en quête d’une proie à chasser.

– Alice ? (il lut son badge épinglé sur sa poitrine menue) c’est cela ? Oui j’aime infiniment et bien plus encore.

Elle plissa légèrement les yeux pour acquiescer. Alice, aussi naïve que l’héroïne de Lewis Carroll, occupait la fonction de guide-conférencière au sein de la maison de Chateaubriand. Elle entreprit avec gaîté de lui narrer l’histoire incroyable de la découverte de cette lettre, des tumultes qui s’en étaient suivis et de la reconnaissance enfin par les spécialistes de son authenticité. Alan la déshabillait du regard. Elle ne doutait pas être un objet de désir d’un homme qu’elle voyait pour la première fois.

Dans son esprit tordu, un projet fou prit corps. Il allait posséder les deux. Alice. La lettre. Pourquoi se limiter à une seule envie quand les deux faisaient battre son cœur. Un écrit de perversion pour ensuite pervertir cette jeune vestale. Il faisait preuve d’envergure en fomentant son futur méfait.

Le lendemain, Alan était à l’ouverture de la maison, prêt à les revoir toutes les deux. Il savait que ruse et patience étaient ses meilleures alliées pour parvenir à ses fins. Si la jolie guide n’était pas encore là, la vitrine attirait déjà de nombreux visiteurs. Certains partaient très vite, la mine écœurée, tandis que d’autres découvraient une facette inattendue de l’auteur d’Atala. Jouant des coudes, il dut se frayer un passage pour relire les lignes litigieuses.

Lui seul était en mesure d’en comprendre leur intensité, leur doux vice. Serrant les poings dans ses poches, il sentait grandir une frustration et Alice qui ne venait toujours pas.

Pour calmer ses nerfs, Alan se rendit aux

« Thés brillants » attenant à la demeure. Mais rien de plus fort à boire que ce breuvage apprécié des Britanniques. Moment de solitude devant la multitude des propositions. À cet instant, il aurait tué pour une coupe de Ruinart. Seul le champagne savait le calmer.

— Puis-je vous conseiller un Lapsang Souchong ?

C’est à la fois fort, corsé et étonnamment plein de douceur. Vous devriez aimer.

Un sourire carnassier naquit sur son visage. La journée s’annonçait plus belle qu’espéré.

À l’accueil, les agents présents avaient désormais l’habitude de voir chaque matin cet homme élégant acheter un billet et aller droit à la salle du manuscrit. L’effervescence du public des premiers jours se tassait un peu et Alan avait tout le loisir de rester devant sans être dérangé. Puis, il attendait la venue d’Alice qui ne manquait jamais de lui rendre visite quand elle travaillait. Il aurait bien voulu la voir ailleurs qu’ici. Mais la belle ne se laissait pas s’apprivoiser si facilement. Elle avait grand plaisir à passer du temps avec Alan, la chose était assez évidente. Malgré cela, Alice, élevée avec des principes, n’entendait pas entamer une liaison sans la certitude de ses sentiments. Alan avançait donc à pas feutrés, la sentant réticente à se donner au premier charmeur venu. L’amour avant le sexe. Il rongeait son frein. Jusqu’à présent, il n’avait pas avancé d’un iota sur ses visées. Toujours pas de manuscrit, toujours pas d’Alice. Pourtant durant toutes ces visites quotidiennes, quelque chose de curieux s’opérait entre eux. Le jeu du chat et de la souris. Attrape-moi si peux. Alan aimait ces rendez-vous. Alice aussi. Une allumette aurait pu les enflammer.

Ce fut le destin qui allait prendre les choses en main pour donner un coup de pouce à l’homme pressé d’assouvir ses plans. L’alarme venait de retentir dans la maison de Chateaubriand. Une alerte à la bombe sommait les visiteurs de quitter les lieux sur-le-champ. Le personnel, quelque peu dérouté par les événements, ne remarqua pas celui qui venait de se glisser au sous-sol, pénétrer dans le local technique resté ouvert dans l’affolement général. Alan avait su saisir au vol l’opportunité de se laisser enfermer toute la nuit. Comme il était tard dans l’après-midi, la direction prit la décision de ne pas rouvrir avant le lendemain.

Les premières heures de son enfermement, Alan navigua entre des sentiments contraires. Il passa de l’excitation de l’instant à la crainte d’être découvert et d’en subir les conséquences. Il ne se voyait pas passer par la case prison. Le réduit en avait un peu l’odeur, sentant le détergent et le moisi des serpillières humides. 

Dès que la nuit fut totale, il sortit de sa cachette et à l’aide de la torche de son téléphone, l’apprenti voleur commença la visite de la maison sous le point de vue du malfaiteur. Tout prenait un aspect bien différent de celui qu’il connaissait. De plus en plus rassuré, Alan se rendit près de la vitrine qu’il prévoyait de briser. Ensuite, ce serait au tour d’une des fenêtres donnant sur le vaste parc où il se cacherait jusqu’à l’ouverture du site. Simple. Efficace. Un craquement du plancher venait de le faire sursauter. Contre toute attente, Alan n’était pas seul. Surgissant de nulle part, Alice, devant lui. Dans son départ précipité, la jeune femme avait oublié son téléphone. Ses fonctions au sein de la maison faisaient qu’elle avait, et les clefs et les codes de sécurité. Mais à aucun moment, elle n’avait imaginé se retrouver face à l’homme qui la troublait depuis plusieurs semaines. Tensions, pulsions jusque-là contenues volèrent en éclats au bas de l’escalier à double branche. Rattrapés par des désirs trop réprimés, Alan et Alice s’adonnèrent sans l’once d’une retenue aux plaisirs de la chair. La pleine lune observait leurs ébats, les statues de marbre entendaient les gémissements des amants. Tandis qu’il assouvissait enfin ses fantasmes avec Alice, Alan se montra doux, généreux, attentif non pas à sa volupté mais à celle de sa jeune maîtresse. Ils s’épuisèrent dans le corps de l’autre, ayant tout offert et tout reçu. Puis, blottis pour avoir chaud, Morphée les tint dans ses bras.

Le jour n’allait pas tarder à se lever. Alan se leva doucement et se rhabilla. Il avait toujours dans l’esprit d’accomplir ce pour quoi il s’était fait enfermer. Alice ? Un bonus, rien de plus. À l’aide de son coude protégé par la manche de sa veste, il brisa la vitrine du manuscrit. Le bruit du verre cassé réveilla la jeune femme. Avec effroi, toujours dénudée, elle venait de réaliser le véritable projet de l’homme avec qui elle venait de faire l’amour toute la nuit.

– Arrête, arrête. Tu n’as pas le droit de faire cela.

Elle tenta de protéger l’œuvre dont elle se sentait responsable. Mais Alan n’entendait pas se laisser empêcher dans sa coupable entreprise. Son plaisir charnel enfin assouvi, il n’éprouvait presque plus rien pour Alice. Son visage changeait d’expression, le rendant hideux, diabolique. Lâchant la lettre dont il venait de s’emparer, il prit dans ses mains le cou frêle de son amante. Crève, salope. Il serra, serra et sentit la vie fuir de ce corps qu’il avait aimé auparavant. Quand il desserra enfin sa mortelle étreinte, Alice soupirait ses derniers mots.

– Je t’aime, je n’ai aimé que toi seul.

Puis, elle expira.

Tout contre lui, le corps nu, inerte mais si chau d’Alice. Elle venait de lui dire les plus terribles paroles qu’il n’eût jamais entendues. Personne sur terre ne lui avait avoué de tels sentiments. Pas même sa mère. Ces simples mots prononcés par une mourante, résonnaient comme un écho sans fin. Je t’aime, je t’aime, je t’aime. Pourquoi ne lui avait-on jamais dit « je t’aime ». Pourquoi venait-il de réaliser son besoin d’être aimé. Sa carapace avait éclaté en mille morceaux et laissait apparaître un homme sans fard, sans armure, juste brisé par une rose morte par sa faute. Cette nuit l’avait rendu humain.

L’escalier de pierre recueillait les larmes de l’amertume, les larmes de l’homme se consumant de chagrin. À ses pieds, la lettre narguait l’assassin.

L’écrit révélant la cruelle rupture avait tout d’une ironie du sort. Plus rien n’avait d’importance. Sa vie venait de partir en fumée. Ne restait que les remords et les regrets éternels pour continuer à vivre.

Au silence pesant succéda l’assourdissant ballet des voitures de police et de pompiers. L’agitation était grande dans ce lieu d’ordinaire calme et sans histoires. Des curieux attirés par l’agitation pressaient aux grilles fermées au public. Un gardien de la paix filtrait les entrées.

  • Bon, on a quoi ?
  • Vous allez le voir vous-même. Jamais vu ça moi. Il tue sa maîtresse et, maintenant, il pleure en disant qu’il l’aime lui aussi.

L’inspecteur Grandin se grattait les sourcils, perplexe. Il devait avoir beaucoup regardé les épisodes de Columbo.

Il entra avec précaution et se fit accompagner par la scientifique jusqu’à la scène de crime. S’il s’était contenté des dires de l’agent, jamais il n’aurait pu croire à ce qu’il était en train de voir.

Un homme tenait dans ses bras une jeune femme entièrement nue. Elle avait les yeux grands ouverts comme pour continuer à voir celui qui lui avait fait l’amour cette nuit. Lui la berçait avec tendresse, lui caressant le front et ses beaux cheveux roux. Il la baisait sans serrer son étreinte, des larmes sur ses joues pâles. Deux amants seuls au monde. L’affaire serait simple, se dit-il, un brin ému par ce crime hors norme. Il avait beau être flic depuis vingt ans, jamais il ne s’habituait aux crimes passionnels.

Dans la si paisible maison de Chateaubriand une femme était morte et un homme venait de plonger en enfer.

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Le recueil sera consultable en ligne prochainement.

https://vallee-aux-loups.hauts-de-seine.fr/publications/les-editions-de-la-maison-de-chateaubriand/181-textes-et-recueils-des-ateliers-d-ecriture

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Illustration – Portrait de Chateaubriand
« Un homme médite sur les ruines de Rome »
par Anne-Louis Girodet de Roussy-Trioson, 1809.

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