Cette année, À Mots croisés a choisi de consacrer un cycle d’écriture au « nature writing », littéralement « écrire sur la nature » ou « écrire la nature ». Ce genre littéraire trouve ses origines dans la conquête des territoires des Etats-Unis à la fin du 18ème siècle par les colons. Son fondateur serait le philosophe Henry David Thoreau dont l’œuvre emblématique « Walden ou La vie dans les bois » est ni roman, ni autobiographie, mais un éloge de la nature avec des questionnements d’ordre autobiographiques, philosophiques, sociétaux et politiques.
Le premier atelier, conçu et animé par Ghislaine Tabareau-Desseux, intervenante À Mots croisés, a placé le paysage, la nature sauvage au cœur de l’intrigue. L’écriture s’est construite en deux temps : imaginer un personnage en survie dans une nature hostile. Ensuite, imaginer le même personnage vivant en harmonie avec la nature après l’avoir apprivoisée.
Le paradis blanc
Par Annie Lamiral
4 juillet 1990. J’arrive enfin au Nouveau-Mexique. Cela fait deux mois que j’ai quitté Chicago avec ma Mustang rouge de location, pour un road-trip sur la route 66. J’en avais toujours rêvé. Aujourd’hui, je me prépare à un petit détour par Alamogordo avant de rejoindre Albuquerque. C’est Jessie, une serveuse rouquine rencontrée dans un fast-food à Amarillo qui m’a parlé de l’endroit, non répertorié dans le Guide du Routard. Je lui fais confiance, elle a grandi par ici et m’a assuré que je serai subjugué.
14 heures 30. À l’entrée du parc, je m’arrête à la cabane des Rangers. Un homme, en uniforme kaki, me dévisage longuement. Je vois bien qu’il pense … encore un gamin qui veut jouer aux explorateurs ! Il me demande mon passeport, note mon nom, mes coordonnées sur un grand registre tout en m’avertissant des dangers de la zone très reculée. « Oui, jeune homme, vous pouvez vous y perdre. Chaque année, on compte au moins un mort ! » D’un ton ferme et persuasif, il m’enjoint de suivre la piste et de respecter tous les panneaux d’affichage. Enfin, il s’assure que j’ai bien une réserve d’eau. Deux litres minimum pour l’après-midi. Comme j’ai une tête sympa et que je parle anglais avec un fort accent français, il s’exclame : « I love Paris ! » en me tendant une bouteille d’eau, bien fraîche, ainsi qu’une trousse de premiers soins. « Be careful, Paul, les secours sont parfois longs à arriver ! »
15 heures. Je roule au pas. Le lieu est grandiose. Surprenant de beauté virginale. Rien à voir avec les paysages de dunes ocres, oranges et rouges qui font la une des magazines sportifs, chaque année, lors du Paris-Dakar. Ici, l’immensité est d’un blanc immaculé. Je suis ébloui devant une telle merveille. On dirait du sel ou de la neige, ou bien du sucre, mais scintillant et lumineux. En fait, c’est du gypse, en minuscules cristaux, encore plus fins que du sable. La route, tracée à même le gypse, est bordée d’une forêt de panneaux aux pictogrammes barrés : Interdiction de stationner en dehors des parkings, de randonner seul ou en dehors des sentiers balisés, de ramasser des plantes, d’emporter du gypse, de se promener avec des animaux de compagnie, de pique-niquer, de camper, de consommer de l’alcool, de glisser sur les pentes des dunes et d’y creuser des tunnels, de déposer des ordures, d’uriner… Quelques instants plus tard, la route s’arrête en cul-de-sac. Dernier panneau qui rappelle en lettres rouges : « Patrouilles de rangers jusqu’à 17 heures. »
J’ai la seule voiture garée sur l’espace aménagé au pied des dunes. Ici, pas de surface bitumée, pas d’arbres, pas de banc, pas âme qui vive. Rien. Juste un paysage de dunes à perte de vue et à 360 degrés. Quand je sors de ma voiture climatisée, la chaleur me saisit à la gorge. Une fournaise qui doit largement dépasser les 40° ! J’enfile ma casquette, prends mon sac à dos, prêt à escalader au plus vite la petite sœur américaine de la Dune du Pilat. Sûr que d’en haut, le spectacle sera grandiose. En petit Français rebelle que je suis, je snobe le sentier balisé comme une piste de slalom, et file, tête baissée, droit devant moi. La montée s’avère plus pénible que prévue, alors même que je suis un sportif, habitué des marathons, New York, Paris, Rome, Berlin… À chaque pas, je m’enfonce dans le sable qui rentre dans mes baskets. Elles pèsent de plus en plus lourd. Je sens les gouttes de sueur perler sur mon front, puis dégouliner dans mon cou. Curieusement, je ne les sens pas tomber en cascade dans ma chemise. Non, elles se volatilisent. Un coulis d’air chaud, un foehn, les assèche. Une sensation des plus magiques. Après une courte pause pour boire une grande gorgée d’eau, je reprends mon ascension. Le silence est assourdissant. Mon cœur résonne dans mes tempes, le soleil me brûle les bras et les jambes. La lumière est aveuglante. Je souffre, j’ai peur. Et s’il m’arrivait quelque chose ? J’essaye de me convaincre que je vais y arriver, que tout va bien se passer, que le sommet n’est plus très loin.
Je marche maintenant comme un funambule sur la crête de la dune. L’immensité est tout simplement fascinante. Étourdissante. J’avance encore plus loin. J’entends une voix, celle de ma mère, décédée, il y a plus de cinq ans. Elle m’appelle désespérément. « Reviens, Paul ! Paul ! Paul… » Et, puis, je ne sais plus. Trou noir au milieu du désert blanc. Je ne saurais dire combien de temps je suis resté là-haut. En tous cas, à un moment, pris de panique par toutes sortes d’hallucinations visuelles et auditives, je me suis mis à courir en direction du petit point rouge. Il me fallait retrouver au plus vite ma voiture. Partir avant la nuit.
5 juillet 1990. 9 heures du matin.
Aujourd’hui, je prévois de passer TOUTE la journée à White Sands ! De prendre mon temps pour marcher sur les pas du Petit Prince. Faire comme lui… « M’asseoir sur la dune et me laisser envahir par le silence ». Je veux aussi griller quelques pellicules de 36 ! Quand je pense qu’hier, je n’ai même pas pensé à faire la moindre photo tellement le lieu m’a pris à la gorge. Tellement la chaleur m’a grillé la cervelle. Tellement les hallucinations étaient angoissantes. Rétrospectivement, je sais que j’ai eu beaucoup de chance. Que j’ai frôlé l’insolation, la déshydratation, la mort peut-être… je ne sais pas trop.
Arrivé au parking, toujours vide, j’abandonne ma Mustang. Cette fois, j’ai le cœur léger. Je suis bien équipé pour la randonnée. J’emprunte un sentier balisé qui serpente sur le flanc d’une dune en forme de croissant.
J’avale une gorgée d’eau fraîche et entreprends, à pas mesurés, mon ascension. Beaucoup plus facile avec les zigzags et surtout chaussé de mes pataugas ! Certes, je suis un peu essoufflé et en sueur en arrivant haut, mais une nouvelle petite gorgée d’eau et quelques amandes me redonnent le regain d’énergie nécessaire pour continuer mon exploration. À moi, cette terre inconnue ! Concentré, je mitraille au grand angle le paysage minéral, cristallin. Quel sublime contraste entre le blanc du gypse et le bleu majorelle du ciel ! Je sens que mes clichés vont être d’une infinie beauté. Je m’attarde sur les dômes arrondis, les courbes, les vagues, les ondulations, les rides du sable blanc. Je recherche les meilleurs plans pour capter les ombres, tantôt bleu clair, tantôt roses, mauves ou violettes. J’ai soif. Encore une petite gorgée. Je change d’objectif, j’enclenche le macro. J’avance lentement, précautionneusement. Je sais que je ne suis pas seul. Que des centaines d’espèces animales vivent là, à mes pieds, qu’elles se confondent avec la couleur du sol, qu’elles utilisent le camouflage blanc dans les dunes, c’est le ranger qui me l’a dit, ce matin.
J’observe, je scrute, je décrypte, je passe à la loupe les moindres bosses, les moindres creux à la recherche d’empreintes, à la recherche de la moindre cavité qui servirait de refuge à un animal. Ici et là, je capture des instants de vie sur ma pellicule. Un scorpion, une tarantule, un serpent. Nouvelle pellicule. Maintenant, je vais mettre le focus sur la maigre végétation. Je zoome les épines en étoile d’un cactus longiligne, les brindilles argentées d’un arbrisseau nain, des herbes qui dansent, légères, dans le vent. Il va me falloir suivre un petit cours de botanique pour savoir ce que c’est tout cela !
J’aurais pu rester des heures et des heures à arpenter le désert. Pourtant je suis raisonnable. Je profite d’un nouveau changement de pellicule pour vérifier ma réserve d’eau. Ma gourde est bien légère. À regret, je rebrousse chemin. Pas question de revivre mes angoisses d’hier. Une chose est sûre… un jour, je reviendrai dans ce paradis blanc !
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