Cette année, À Mots croisés a choisi de consacrer un cycle d’écriture au « nature writing », littéralement « écrire sur la nature » ou « écrire la nature ». Ce genre littéraire trouve ses origines dans la conquête des territoires des Etats-Unis à la fin du 18ème siècle par les colons. Son fondateur serait le philosophe Henry David Thoreau dont l’œuvre emblématique « Walden ou La vie dans les bois » est ni roman, ni autobiographie, mais un éloge de la nature avec des questionnements d’ordre autobiographiques, philosophiques, sociétaux et politiques.
Après un premier atelier, où le paysage était placé au centre du récit (lire les posts publiés), Ghislaine Tabareau-Desseux, intervenante À Mots croisés, a invité les écrivants à construire un récit « miroir » où l’homme regarderait un arbre, puis où l’arbre regarderait l’homme.
Le chêne, gardien séculaire
Par Laurent Ribadeau-Dubois
Il se tient debout devant le château depuis des siècles. On ne sait pas depuis combien de temps il est là. Est-ce si important après tout ? Il a vu naître tout le monde. Et tout le monde le connaît.
Ce chêne, seul au milieu de l’immense pelouse, impose le respect. Par sa hauteur impressionnante et sa circonférence : il faut trois ou quatre personnes pour arriver à l’enserrer entièrement ! Mais aussi par sa majesté : simplement parce qu’il se dresse là, tel un immense pilier séculaire. Quand une brise passe, on entend ses feuilles qui bruissent. Et ses branches craquent quand le vent souffle plus fort.
Au printemps, il devient une messe de verdure qui accueille passereaux et oiseaux migrateurs. A l’aube et au crépuscule, l’arbre devient un lieu de rendez-vous où leurs chants expriment leur joie de vivre. En hiver, sous la neige ou dans le brouillard, il devient un repère pour celui qui cherche son chemin dans un paysage devenu fantomatique. On sait qu’il est le gardien du domaine, celui qui rassure les rares humains qui vont et viennent. Il semble immobile et immuable. Comme s’il ne changeait jamais. On aimerait savoir ce qu’il pense. Mais il reste mutique. Toujours.
Et pourtant, il a tellement vécu. Il a été le témoin de tellement de choses. Il a vu l’Histoire en marche : les guerres, la Révolution. Il a vu couler le sang. Mais il a aussi vu les générations défiler, surgir certains moments de rare bonheur et de joie collective. Il est ainsi devenu le sage des lieux. Celui en lequel on a confiance et sous lequel on se réfugie pour lui confier ses peines et ses joies.
Il a survécu à tout, malgré les menaces qui n’ont pas manqué : les tempêtes, les orages, les incendies, la folie des humains. Sans lui, ce domaine ne serait pas le même.
Rêveries d’un chêne solitaire
Par Laurent Ribadeau-Dubois
Le temps passe. Et moi, je reste là. Qu’il pleuve ou qu’il vente. Un jour, un couple qui passait par là s’est réfugié dansmon ombre et s’est exclamé que je devais finir par m’ennuyer à rester planté là depuis des siècles…
C’était ne rien comprendre à ma psychologie. Je pourrais demeurer là pour l’éternité à observer la nature autour de moi, les nuages et les oiseaux passer dans le ciel, les insectes ramper à mon pied et sur mon tronc. Si j’étais humain, je pense que je me transformerai en poète et en écrivain pour décrire le monde autour de moi, toute cette vie qui bruisse. Scènes tristes et dramatiques. Episodes joyeux et heureux. J’en observe de toutes sortes qui m’émeuvent ou me font horreur.
Et pourquoi pas me faire historien ? En fait, je n’ai pas la notion du temps. Je ne sais pas quand je suis né. Les époques défilent devant moi, les modes changent, les humains naissent, vivent et meurent. J’ai vu leur folie faire couler le sang. J’ai aussi vu leur génie quand il s’agit de sauver l’un des leurs. Ou de construire leurs maisons ou d’édifier un pont pour franchir la grande rivière proche. J’ai vu leur bêtise quand ils ont incendié le premier château rempli d’œuvres d’art. J’ai vu leur intelligence quand ils discutent devant moi de l’univers et de son avenir. Grâce aux humains et aux conversations que j’ai suivies, j’ai appris à connaître les étoiles. Désormais, je les regarde, en rêvant, les nuits d’été quand tout est repos, quand je suis de ceux qui veillent sur le monde.
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