Gris bleu

Cette année, À Mots croisés a choisi de consacrer un cycle d’écriture au « nature writing », littéralement « écrire sur la nature » ou « écrire la nature ». Ce genre littéraire trouve ses origines dans la conquête des territoires des Etats-Unis à la fin du 18ème siècle par les colons. Son fondateur serait le philosophe Henry David Thoreau dont l’œuvre emblématique « Walden ou La vie dans les bois » est ni roman, ni autobiographie, mais un éloge de la nature avec des questionnements d’ordre autobiographiques, philosophiques, sociétaux et politiques.

Après « Le paysage, la nature sauvage » et  « L’arbre en miroir», Ghislaine Tabareau-Desseux, intervenante À Mots croisés, nous a invités à un atelier  « Autour de l’eau ». Le récit devait avoir du suspense. Il s’agissait de semer quelques indices tout au long du texte qui amèneraient le lecteur à la chute … surprenante, percutante, inattendue. 

À suivre le récit de Danielle.

Gris bleu

Je suis gris bleu aujourd’hui, et les rayons de soleil ont réchauffé ma surface . Quand mes vagues se meurent sur le sable chaud, elles emprisonnent la chaleur, et me la restituent en entier. J’aime jouer avec les courants plus chauds à la surface, plus froids en profondeur.

Il y a peu de monde sur la plage. Les touristes sont repartis, et seuls les autochtones profitent encore des beaux jours.

Les enfants Veillon ont gonflé leur bateau pneumatique. Il me tarde de jouer avec lui, de l’emmener au large, puis de le propulser avec mes vagues frémissantes sur le rivage. S’engage alors un jeu sans cesse renouvelé. Les enfants tirent le bateau vers le large, je les accueille et les soutient dans leurs efforts, puis ils grimpent à bord, et chevauchant la crête de mes vagues, je ramène l’embarcation sur le sable. C’est un ballet à la fois calme et tonique, et j’aime sa régularité.

Au cinq ou sixième va-et-vient, je suis effarée par le passage d’un hors-bord filant à toute vitesse, et semant derrière lui des tourbillons d’eau. Enervée, je ne peux maintenir mes vagues régulières. Les enfants à bord chavirent. Deux ressortent aussitôt, et s’agrippent aux cordages. Un troisième est resté sous le bateau, maintenant à l’envers. Je suppose qu’il doit respirer entre mes vagues et le renflement des boudins. Je voudrais réduire mes flots pour l’aider à passer sous le bateau. Mais le hors-bord continue sa ronde frénétique.

J’essaie de canaliser mes vagues, et enfin le hors-bord s’éloigne, facilitant ma tâche. Mes flots s’apaisent enfin, et je vois, soulagée, la tête du troisième enfant, le petit Roger, réapparaître de sous le bateau. Une dernière cohorte de vagues ramène le bateau chaviré sur la plage. Les enfants le remettent à l’endroit, mais encore effrayés par l’incident, décident d’arrêter leur jeu.

Je suis triste, car plus personne aujourd’hui ne jouera avec mes vagues.

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