Qui croire ?

Après « Le paysage, la nature sauvage », « L’arbre en miroir», «  Autour de l’eau », Ghislaine Tabareau-Desseux, intervenante À Mots croisés, nous a invités à un atelier consacré aux habitudes adoptées pour « faire du bien » à la planète et à imaginer un récit où le personnage central ferait face à son engagement pour la planète. 

À suivre le récit d’Annie ! 

Qui croire ?

Émilie s’imaginait vendre des rillettes sur la place Rouge depuis qu’elle avait vu un reportage à la télé sur les Moscovites. Dans les années 60, ils faisaient la queue pour tout, pour le pain, des pommes de terre ou du savon. Elle avait été bouleversée par le témoignage de cette vieille femme qui disait au micro du journaliste qu’elle n’avait pas mangé de saucisson, ni de pâté, depuis plusieurs années. Emilie pensait fermement que la situation perdurait et voulait, un jour, apporter là-bas les produits de la ferme. Elle croyait pouvoir leur apporter une parenthèse de douceur. Depuis toujours, elle avait une âme à sauver la planète ! 

À seulement vingt-huit ans, elle dut reprendre subitement l’élevage de porcs en plein air de ses parents, décédés dans un accident de voiture. Elle connaissait bien le métier et ses contraintes. Les journées rythmées par la vie des animaux, le calendrier des services vétérinaires, la fabrication de charcuterie et de salaisons, les marchés du jeudi à Marchaux, du samedi et du dimanche au Valdahon et à Baume-les Dames. Emilie était épanouie dans cette vie de labeur. Et, puis, elle aimait ses bêtes. Une petite centaine.

Un jour, elle reçut une lettre de son cousin, Antoine. Il voulait venir se mettre au vert à la ferme. Il ne supportait plus ni le COVID, ni le confinement, ni la capitale. Ravie de l’accueillir, Emilie pensait déjà à comment associer Antoine à son quotidien. Pourrait-il l’aider à s’occuper des bêtes ? Se plairait-il davantage à la fabrication des charcuteries ? ou plutôt à la vente ? 

Au début, Antoine était un peu perdu, ici aux fins fonds du Jura. Les conditions y sont certes idéales pour élever des porcs en plein air, le climat, le sol… mais la vie y est un peu difficile. C’est une zone blanche. Aucun opérateur intéressé pour installer un réseau téléphonique, donc pas d’Internet, pas de télétravail possible pour Antoine. Il dut abandonner son poste de trader … sans aucun regret ! Il se mit au diapason de la ferme tout en distillant ses grandes idées écolo.

– Tu sais Emilie, l’élevage de porcs, c’est très controversé ! À terme, nous devons tous devenir végétariens. Tu te rends compte de l’impact de l’élevage sur la planète ? Des dangers biologiques ? De l’altération de la qualité de l’eau ? Des maladies respiratoires contractées par les éleveurs sans parler des émissions de CO2 générées par le transport de la viande conditionnée ? Emily, s’il te plaît, réfléchis ! Ce n’est pas un métier d’avenir. Si tu veux, on pourrait, toi et moi, monter une affaire écolo. Je ferai le business model, t’inquiète ! On pourrait par exemple utiliser des lombrics ou des sauterelles déshydratées pour réaliser des poudres alimentaires, riches en protéines. J’ai un copain biochimiste, il pourrait nous aider. Il aura certainement des idées ! Alors, tu dis rien ? Dis-moi que tu es partante ! Tu sais qu’avec le COVID, ton entreprise va mal ! Hier, j’ai jeté un coup d’œil à tes comptes. Tu es presque dans le rouge. Tu vas droit dans le mur! Tu n’as pas le choix ! Parle, Emilie, dis quelque chose !

Emilie est submergée par ce flot de paroles si pessimistes et se réfugie dans le mutisme. Les jours, les semaines passent, Emilie ne mange plus que des carottes avec leurs fanes et des pommes du verger. Les prévisions d’Antoine l’ont détruite. Un soir, elle remplit sa camionnette de tout son stock, de saucissons et de pâtés en conserve. Seule, elle prend la route, direction Moscou.

Par un beau matin de septembre 2020, Emilie installe son étal sur la place Rouge. En moins d’une heure, elle a tout vendu. Les policiers n’ont même pas eu le temps de la repérer et de la sanctionner. Emilie est heureuse. Elle a réalisé son rêve de jeunesse.

Sur le chemin du retour vers Marchaux, elle décide de changer de vie. Antoine l’a bien fait ! Elle lui cèdera la ferme. Il en fera ce qu’il voudra. Elle, elle rentrera dans les ordres au monastère des Bénédictines de Rouen. Elle ne veut plus être responsable de désordres écologiques. Elle veut juste vivre, soumise à des préceptes imaginés par les hommes, depuis la nuit des temps, en espérant qu’ils ne soient pas remis de sitôt en question.

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