Mesures et démesure

Après « Le paysage, la nature sauvage », « L’arbre en miroir», «  Autour de l’eau », Ghislaine Tabareau-Desseux, intervenante À Mots croisés, nous a invités à un atelier consacré aux habitudes adoptées pour « faire du bien » à la planète et à imaginer un récit où le personnage central ferait face à son engagement pour la planète. 

À suivre le récit d’Amina ! 

Mesures et démesure

Jeudi matin : le moment tant redouté de faire les comptes. Il avait passé une mauvaise nuit rien qu’à l’idée d’allumer son ordinateur et de consommer en plus de l’énergie pour une tâchequi le rebutait. Depuis qu’il avait pris la résolution de n’acheter que des produits bio ou locaux, il y a de cela trois mois, son compte en banque avait fondu comme neige au soleil. Et il passait des heures à arpenter les rues de Paris à la recherche des bons magasins. Encore heureux qu’il soit célibataire et à la retraite ! Pas de scène de ménage à redouter, pas de crises de nerfs d’une éventuelle compagne à la vue du compost qui se décompose sur le balcon, et du temps devant soi à consacrer à une bonne cause. Sa taille, qui s’était considérablement affinée depuis qu’il s’était mis au régime végétarien, lui valait même des coups d’œil admiratifs de la part de passantes tout juste cinquantenaires. Il se sentait mieux dans son corps, plus léger. Seule la lourdeur d’une routine bien huilée et cadencée par de petits gestes bons pour la planète l’arrimait solidement à la terre.

Déjà neuf heures ! Il alluma son ordinateur et ne put s’empêcher de reculer devant l’ampleur du désastre. Plus que 200 euros pour terminer le mois ! Il allait devoir revoir ses résolutions à la baisse. Il s’empressa de prendre un papier pour faire la liste des changements à opérer. Plus question de faire les magasins : s’inscrire pour avoir un lopin de terre dans le jardin ouvrier au bout de la rue, faire sa propre lessive, laver son linge à la main, couper ses tubes de dentifrice, ne plus allumer la lumière en fin de journée… Et en l’absence de légumes de saison, pourquoi ne pas consommer des insectes ? Ils fourmillaient sur son balcon, et il avait lu dans Rustica que ce n’était pas si terrible que ça, après tout. La liste était tellement longue qu’il ne vit pas la matinée passer et faillit manquer son traditionnel rendez-vous fixé à 14h.

À l’ordre du jour du rendez-vous clandestin du groupe « Les anticapitalistes sauvages » : un plan de bataille pour s’attaquer de nuit au Starbucks des Halles qui consommait des tonnes de litres d’eau pour des boissons infâmes vendues à des prix exorbitants. Quelle honte ! Le jeudi précédent, ils s’étaient mis d’accord sur leur « arme » : des craies fluorescentes destinées à écrire des messages incendiaires visibles du premier venu. Restait à peaufiner les détails et à réfléchir à la manière d’agir en toute discrétion. L’après-midi fut riche en débats et en idées de toutes sortes. Il dut lutter pour renoncer à son atelier « Recyclage papier » de la semaine au profit d’un plan d’action qui ne le convainquit que modérément.

Et le destin lui donna raison. Le soir même, il était en train de tracer de belles lettres rose fluo, lorsqu’il entendit une voix lui intimer l’ordre de s’arrêter. Deux policiers, qui avaient cueillis les guetteurs sans faire de bruit, l’observaient d’un air goguenard. Son premier réflexe fut de courir. Mais il n’avait plus vingt ans, et il s’essouffla beaucoup plus vite que prévu. Cette nuit-là, il se fit une autre réflexion une fois arrivé au commissariat : l’absence de fer dans son alimentation lui jouait des tours et le privait d’une force indispensable pour faire face à l’adversité. Il allait devoir changer de régime. Il se dit alors que sa nouvelle raison de vivre commençait à avoir raison de lui. Mais comment donc sauver la planète ?

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