Sur Copaca’Bagneux, la journée du mercredi 16 juillet était dédiée aux « Souvenirs du bout du monde » avec un focus sur l’Asie.
Carmen, écrivante de longue date, s’est laissée inspirer par les propositions d’écriture d’Annie Lamiral, intervenante À Mots croisés.
Nous vous souhaitons bonne lecture de son récit, imprégné d’émotions recueillies lors d’un récent voyage au Cambodge.
Le pays du sourire
Pour le retour aux sources de sa vie, Sophie avait repris son prénom de naissance, celui que sa mère biologique, Sophea, un prénom signifiant sagesse, lui avait donné, épinglé sur une simple natte de feuilles de bambou.
En embarquant dans cet Airbus, un triste matin de février, Sophea entendait remonter le cours de sa vie, le fil de sa douloureuse histoire. Elle avait pourtant grandi dans une famille aimante, dans un Paris qu’elle adorait, mais cela ne lui suffisait plus depuis trop longtemps. Perdue entre Orient et Occident, elle ressentait un puissant manque au fond d’elle, un vide qu’elle voulait combler en entamant ce voyage à dix mille kilomètres de là.
Sophea partait en solitaire. Elle n’avait pas voulu que sa mère adoptive l’accompagne. Ce cheminement était le sien. Elle seule devait l’accomplir, au prix d’une éventuelle déception et de nouvelles souffrances.
Elle somnolait lorsque l’avion se posa sur le tarmac de l’aéroport de Phnom Penh. En quelques heures seulement, elle avait changé, non seulement de pays, de continent mais d’univers. Car ce qu’elle découvrait en cherchant son chemin pour trouver la sortie, la bouleversait déjà. Les gens, la langue, les odeurs, les couleurs. Il faisait chaud, humide alors qu’elle avait quitté une capitale froide, pluvieuse, grise. Elle se frayait un passage entre des personnes qui parfois lui parlaient dans une langue quasi inconnue, elle qui n’avait appris que la langue de Molière.
Du Cambodge, elle ne savait rien ou presque. Elle passait de la Révolution française au génocide des Khmers rouges, de Voltaire à Pol Pot, du faste d’un Versailles aux killing fields. Toute son enfance, elle avait écouté les récits de ses adoptants, comment elle avait été découverte, nouveau-née, devant la maison du chef d’un village de pêcheurs sur le Tonlé Sap, ses premiers mois dans cet orphelinat où elle dépérissait, sa rencontre avec sa future famille. Des gens très bien, plein d’amour pour elle, mais parfois un peu dépassés face au mal-être de leur enfant.
Sophie avait dû grandir, le cœur entre deux cultures, deux hémisphères et deux familles, celle qui ne l’avait pas gardé, celle qui était venue la chercher. Elle avait beau se convaincre de la chance qui lui avait été offerte, Sophea se sentait amputée d’une partie d’elle-même. Était-elle française ? Était-elle cambodgienne ? Un peu des deux ou rien de tout cela ?
Elle était autant perdue dans ce terminal que dans sa propre existence, lorsqu’une main se posa doucement sur son épaule. Un homme lui proposait ses services pour rejoindre le centre-ville de Phnom Penh. D’un signe de la tête, elle accepta après avoir négocié, comme on le lui avait conseillé, le prix de la course. Trois dollars. Le tarif lui parut dérisoire, elle avait du mal à réaliser qu’elle n’était plus à Paris.
Comme tous les chauffeurs de tuk-tuk, Samrath était passé maître dans l’art de se faufiler dans une circulation où aucune règle ne semblait vouloir s’appliquer. Ici, c’était chacun pour soi et Dieu pour tous. Jamais Sophea n’avait vu une telle harmonie dans ce qui apparaissait de prime abord une vaste cacophonie routière. Pas de feu rouge, pas de stop, pas de priorité, le premier qui s’engage passe devant tout le monde.
Elle se dit qu’elle avait atterri sur une autre planète. Pas de grands boulevards parisiens, de cossus immeubles haussmanniens, d’allées bordées de platanes, de chaussées bien entretenues. Non, ici c’était le royaume des rues mal pavées, des trottoirs défoncés, d’échoppes servant tout autant de lieu de travail que d’habitation, d’une inextricable forêt de fils électriques entre les maisons.
Tout respirait la misère et tout reflétait la beauté. Celle d’un peuple résilient, patient, accueillant et souriant à l’inconnu. Sophea ne perdait pas une miette du spectacle offert comme si elle devait absorber chaque détail pour vivre.
Samrath la déposa à son hôtel, entre le Palais royal et le Mékong, entre faste de l’ancien pouvoir et les rives d’un fleuve où s’entassaient des marchands d’oiseaux, des vendeurs de noix cocos et des pêcheurs de grenouilles. Elle lui régla la course. Le lendemain matin, il reviendrait la prendre afin de la conduire sur les lieux de sa naissance, un tout petit village, sur la route de Siem Reap.
Malgré la fatigue, le décalage horaire, la chaleur de la saison sèche qui tranchait avec le froid de l’hiver de Paris, Sophea voulait parcourir à pied les ruelles de cette autre capitale qui, finalement, était autant la sienne que celle où elle avait grandi. Ce soir, elle déambulait le long des rues colorées, où se mêlaient des odeurs inconnues mais qui, pourtant, lui parurent familières. Il flottait dans l’air tiède, des parfums d’épices, des fragrances puissantes, une ambiance calme et sereine. Elle avait faim et n’ayant rien mangé de la journée, la jeune femme, s’arrêta devant un stand qui vendait des repas faits maison. Pour deux dollars, elle prit un amok de poisson, plat national cambodgien. Elle le connaissait bien car elle en prenait très souvent quand elle faisait des courses dans le mythique 13ème arrondissement de Paris. Mais celui-ci, n’avait rien de commun avec ceux qu’elle avait déjà mangés, ce fut donc un choc gustatif pour Sophea qui se dit qu’elle venait de découvrir véritablement cet emblème du pays. Son premier amok, un de ceux que l’on ne peut manger qu’au Cambodge.
Après s’être restaurée, elle poussa jusqu’au marché central, pour s’offrir un krama. Elle rêvait depuis longtemps de passer autour de ses épaules ce foulard traditionnel, lourd de sens et porteur d’espoir comme un pied de nez à l’adversité.
Epuisée, elle finit par rentrer son hôtel tout en continuant à se régaler les yeux et le cœur de cette ville pauvre mais magique. Demain allait certainement lui réserver son lot de surprises, d’émotions, de découvertes. Sa part cambodgienne resurgissait et elle ressentait un profond bonheur. Elle savait qu’il y avait un avant et après ce voyage.
Elle se sentait chez elle, de retour au pays comme après une si longue absence. Elle venait de nouer un lien indéfectible avec ses racines et se sentait heureuse d’être issue d’une culture si riche, si fière. Plus rien, ni personne ne l’empêcherait d’exprimer ses racines khmères, ce peuple qui avait tant souffert, qui avait relevé la tête, qui avait repris avec force et courage le cours de son destin.
Maintenant, elle en était sûre. En France, elle serait Sophie et Sophea au Cambodge.
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