Pour le premier atelier Classique de la saison 2025 – 2026, Annie Lamiral, intervenante À Mots croisés, a proposé au groupe d’écrire autour du « Point de bascule », appelé aussi tournant narratif, twist, ou moment charnière. Il s’agit d’un événement ou d’une révélation qui modifie radicalement le cours de l’histoire ou la compréhension qu’en a le lecteur, un moment essentiel à la dynamique du récit.
À suivre le récit imaginé par Amina.
Révélations
C’était un lundi comme les autres en apparence. Il filait sur son vélo pour attraper son train habituel, celui de 8h42. Comme les autres, vraiment ? À bien y réfléchir, il se souvenait de cette pensée qui lui était passée par la tête ce matin-là : « Des moutons ! Arborant tous comme lui leur vélo électrique dernier cri doté d’un siège bébé, et tous pressés d’arriver à destination, comme si leur vie entière en dépendait. Vraiment ? C’était vraiment ça, la vie ? »
En arrivant au 4ème étage de son bureau, il s’était senti un peu déphasé. Mais la routine ronronnante et rassurante avait vite repris le dessus : la machine à café, les conversations avec les collègues, les mails qui pleuvaient et attendaient des réponses urgentes. La journée avait filé à toute allure : vélo-boulot-famille. Et ses deux enfants s’étaient fait un plaisir de l’accueillir à chaudes larmes à 19 heures pétantes. Il s’était vite laissé rattraper par la douceur du confort apparent, la vie citadine et ses paillettes dorées.
Jusqu’à ce fameux soir, celui du déclic. Les enfants étaient par miracle casés chez les grands-parents, et ils avaient pris des billets pour aller au cinéma. Le film à l’affiche ce soir-là, il s’en souviendrait longtemps : « Into the Wild ». La rencontre avec ce qui sommeillait tout au fond de lui : ce besoin d’osmose avec la nature et de liberté, loin de toute contrainte. Il ne s’était jamais senti aussi proche d’un personnage et avait oublié jusqu’à la présence de sa compagne. Seul avec ses pensées, ses envies, ses rêveries, il était resté comme hébété lorsque les lumières s’étaient rallumées. Et si c’était ça, la solution ? Vraiment ? Il n’avait pas osé regarder sa compagne dans les yeux. Non, pas tant qu’il n’était pas sûr de son choix. Ne s’agissait-il pas d’une envie passagère ? Une lubie qui lui passerait dans deux jours ? Il se dit que la nuit porterait conseil. Cette nuit-là, il l’avait passée à faire des recherches sur Internet, à consulter des annonces, et à arpenter le salon dans tous les sens pour calmer son agitation intérieure.
Aux premières lueurs du jour, sa décision était prise. Ce matin-là, il n’était pas allé au boulot. Un mail lapidaire avait suffi à acter la rupture : « Je pars. Ne m’attendez pas. Je ne reviendrai plus. » À sa famille, il n’avait rien dit dans un premier temps. Il était allé faire ses achats dans Paris, et quand sa compagne lui avait demandé s’il comptait faire du camping, il avait donné une réponse vague : « Un de ces jours, peut-être. ». Ce n’est que trois jours plus tard, quand il se sentit enfin prêt et résolu à sauter le pas qu’il regarda sa compagne droit dans les yeux et lui dit : « Adieu. Je t’aime, toi et les enfants, bien sûr, mais je ne peux pas rester. J’étouffe ici. Ne cherche pas à avoir de mes nouvelles. Ce serait trop douloureux pour toi comme pour moi. Je veux vivre libre. ». Et il avait vite tourné les talons pour lui dissimuler ses larmes. Car un homme ne pleure pas, c’est bien connu !
C’était il y a dix semaines jour pour jour, mais cela lui paraissait une éternité. Une autre vie, qui s’éloignait toujours plus de lui à mesure qu’il s’enfonçait dans la portion de forêt canadienne dont il était désormais responsable. Garde-forestier, était-ce vraiment le bon choix ? L’avenir le lui dirait. Pour le moment, il savourait encore ce sentiment enivrant de liberté retrouvée, qui le portait vers de nouvelles aventures.
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