« Le Curé » suivi de « Quand on aime, on ne compte pas »

« Le Familier et l’Étrange » – Cet atelier d’écriture, proposé par Valentine Pardo, a permis d’explorer la frontière entre le connu et l’inconnu, entre le familier et l’étrange.

Dans un premier temps d’écriture, les écrivants étaient invités à raconter une scène banale du quotidien et de la faire glisser vers un étrangeté subtile; puis, à écrire un récit où le personnage central retrouve un ami d’enfance, perdu de vue depuis des années. Un récit où il s’agissait d’aborder l’altérité et d’insérer un ou plusieurs dialogues.

À suivre les récits de Nathalie.

Le Curé 

Comme tous les dimanches, Fernande part à la messe à pied. Elle arrive sur la place de l’église le cœur léger. Elle a revêtu sa robe mauve et un châle lui couvre les épaules. Très pieuse, elle se dirige vers la nef en ayant bien pris soin de se signer. La messe commence. 

Le curé si familier lui paraît plus petit et plus bedonnant que la semaine dernière. Sa chasuble le moule. Plus les Ave Maria avancent, plus l’homme paraît rétrécir. Fernande ajuste ses lunettes. Elle qui est myope sa vue aurait-elle encore baissé ou changé ? Alors, elle fait un test. Elle ouvre un œil, puis l’autre. De l’œil droit, le curé rapetisse, alors que de l’œil gauche il s’agrandit. Elle a la berlue, ou est-ce la pénombre de l’église qui trahit sa vision ? Elle recommence l’exercice en commençant cette fois par l’œil gauche. Le curé se déforme à nouveau. Fernande cligne des yeux et le curé se déforme à chaque œil. Fernande très pieuse mais aussi de bonne constitution s’amuse à voir le curé passer d’un état à l’autre.

L’heure de la messe avance et Fernande sait qu’elle devra se confesser. Mais comment dire au curé que d’un œil il est gros et petit et que de l’autre œil, c’est un Apollon. Fernande se laisse à rêver que le curé reste à jamais un Apollon. Pour ce, elle se jure de ne regarder que d’un œil. Le gauche bien sûr. Amen!

Quand on aime, on ne compte pas

Samedi 10 juin 1981, à cinquante cinq ans, je me marie pour la quatrième fois et pourtant j’ai la boule au ventre comme pour le premier mariage. J’arrive sur le parvis de la mairie le premier. Je vais découvrir la robe de ma bien-aimée qui est de quinze ans ma cadette. La cérémonie se passe bien. Un grand oui est prononcé par mon épouse et moi même. 

Au vin d’honneur, je passe d’un convive à un autre. Tout à coup, un son de voix m’interpelle derrière moi. C’est une voix que je connais. Mon cerveau s’accélère. Je cherche du regard. Ça y est. Je reconnais, c’est la voix de Séverine. Nous étions au collège ensemble :  premier regard, premier baiser échangé.

Séverine se campe devant moi et me dit :

– Alors Don Juan, tu as passé la bague au doigt 

– Comment as tu fait pour venir à mon mariage ?

– Je suis mariée avec le petit cousin de la mariée.

– Ah! Oui ! En fait, je m’y perds avec l’arbre généalogique de mon épouse.

Un silence s’installe. Tous les deux nous nous regardons, nous nous observons. Cela remonte à quarante ans. Notre année de troisième j’étais très amoureux. 

Je retrouve son air malicieux. Elle a toujours sa petite fossette quand elle sourit. Ses grands yeux bleus se sont un peu affaissés mais sa chevelure est toujours aussi soyeuse. Que va-t-elle penser de la mienne, moi qui suis devenu chauve.

Silence. Tout à coup, elle me lance :

– Alors c’est la combien ?

Je baisse les yeux. 

– La quatrième.

– Tu n’as pas changé. Déjà au collège tu m’avais quitté parce que tu sortais avec une autre.

– Oui mais depuis je suis à la recherche de… 

Je laisse un blanc. 

– À ta recherche.

Elle répond : 

– C’est pour quand le quatrième divorce, alors ?

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Crédit photo

« Awaking Muse »(détail), sculpture de Don Lawler et Meg White, 2006, The Chicago Athenaeum’s International Sculpture Park, Schaumburg (Illinois, Etats-Unis).

Copyright photo @annyelleparis

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