Pour la toute première fois depuis la création de l’association, il y a plus de dix ans, À Mots croisés a proposé, cet automne, une journée d’écriture à ses écrivants : « Quand écriture rime avec architecture ». Annie Lamiral, intervenante, a choisi de l’organiser à Bazoches-sur-Guyonne, près de Montfort-L’Amaury. Pourquoi ? Parce que les ateliers hors les murs permettent non seulement d’ouvrir les imaginaires autrement, mais aussi de découvrir des lieux proches, des sujets, des illustres, tout proches de Bagneux !
L’atelier du matin s’est déroulé dans la Maison Louis Carré, grâce au soutien précieux d’Ásdís Ólafsdóttir, administratrice du lieu. Cette maison iconique est le fruit de la rencontre et de l’entente entre deux hommes d’exception, un marchand d’art et galeriste Louis Carré (1897-1977), et un architecte finlandais, Alvar Aalto (1898-1976).
Dans le deuxième temps d’écriture, Annie a proposé d’imaginer un personnage et de raconter un fragment de sa vie dans la Maison Louis Carré en mettant le focus sur un meuble, un objet, une forme, un matériau.
À suivre le récit de Carmen.
Rozenn
Il fait frisquet, ce matin de février. En descendant du train, je remonte machinalement mon col de fausse-fourrure. La vraie est réservée aux dames riches. J’ai quitté Paris de bonne heure, pour ce coin de campagne dont j’ignore tout. J’ai toujours été placée dans la capitale, depuis que j’ai quitté ma Bretagne natale, alors je crains de ne pas me plaire, isolée du reste du monde.
Le quai est désert. Les rares voyageurs sont déjà partis et je reste là, à me demander comment rejoindre la maison où je dois me présenter. Le chef de gare m’indique l’arrêt du bus qui passe à Bazoches-sur-Guyonne. Place de l’Église, je comprends que je vais devoir marcher jusqu’à la maison de Monsieur et Madame. Mon maigre bagage en main, je parcours les cinq kilomètres et j’entrevois enfin le lieu où je vais travailler.
De toute ma vie, je n’ai vu pareille demeure. Elle ne ressemble en rien aux longères bretonnes ou encore aux Pen Ty’s agréables et charmants. Elle me fait penser à un dé de géant. Je ne sais pas si j’aime ou je déteste. C’est trop tôt pour le dire.
On m’a dit que Monsieur et Madame sont bretons comme moi. Je viens de Carhaix et, parfois, je rêve de retourner chez moi. Mais plus le temps passe, moins j’y crois. Madame s’appelle Olga. Curieux comme prénom, je n’en connais pas une seule au pays. J’espère juste qu’elle sera bonne avec moi. Ma dernière patronne avait des exigences permanentes, Germaine par ci, Germaine par là. Car, elle avait décidé de me rebaptiser Germaine, Rozenn ça fait rustre m’avait-elle dit.
Si la maison est bizarre, j’aime déjà son parc, ses arbres, sa vue dégagée. J’ai hâte de voir le printemps avec son manteau vert et d’entendre les oiseaux s’égosiller. Je sonne. C’est le majordome qui m’introduit. Un homme de haute taille, sec comme un coup de trique, guindé comme pas possible. Sa mine de déterré me fait peur, pourvu que la maison ne soit pas froide comme une sépulture. Sans me regarder, il me fait visiter les pièces essentielles à connaître pour une domestique. Il ne s’attarde pas dans la bibliothèque. De toute façon, à quoi bon je ne sais pas lire. L’école n’est pas faite pour les lents d’esprit comme moi. Je sais juste un peu compter et signer mon nom. Où que j’aille, je suis impressionnée de tant de bois, de lumière, de métal, de formes. Je lève les yeux au plafond, mon dieu qu’il est haut, j’en ai mal au cou. C’est si grand ici qu’on pourrait y loger à dix familles au moins. Pourquoi faire construire une maison aussi grande, juste pour deux personnes? Sûrement que Monsieur et Madame doivent avoir beaucoup d’argent à dépenser.
Le majordome m’explique que je vais être au service exclusif de Madame. Alors, il me conduit à ses appartements. Une chambre monumentale et une salle de bain rien que pour elle. Moi qui fait ma toilette dans une cuvette, j’ai peine à croire tout ce que je vois. Je ne sais pas si je dois être admirative ou bien jalouse. Il y a des gens qui ont tout et d’autres pas. La vie n’a rien de juste.
Le plus étonnant dans tout ça est cette étrange pièce sans fenêtre. Il m’explique que c’est le dressing, que c’est un mot anglais et que ça fait chic d’en avoir un. Dans ce dressing, Madame range ses habits de luxe, ses belles chaussures et ses nombreux chapeaux. Je trouve que ça ressemble aux lits clos de nos maisons bretonnes. C’est si calme, feutré, intime, sauf qu’au lieu de faire dormir des gens, on y fait dormir des affaires, beaucoup d’affaires. Je n’arrive pas à imaginer comment on puisse avoir autant de vêtements. Je suppose que Madame met une tenue différente chaque jour ou deux, s’il lui plaît de porter un autre tailleur dans l’après-midi. Moi, je n’ai qu’un change dans ma valise et je fais bien attention à ne pas l’abîmer. Mes modestes gages ne me permettent pas de folies vestimentaires.
Si j’avais autant d’argent que mes patrons, je pourrais en envoyer bien plus que je ne peux le faire à ma famille restée au pays. Alors que je rêve à voix haute, le majordome me réprimande vertement. Je ne l’aime pas cet homme sans sourire, froid et distant. Pourtant je suis heureuse de pouvoir venir travailler dans cette maison hors du commun. Je sens que je vais être fière d’être au service de Louis et Olga Carré.
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© Photo @annyelleparis
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