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Nouvel atelier hors les murs pour nos écrivants ! Cette fois, A Mots croisés a investi un lieu méconnu, l’écomusée de Fresnes que nous remercions vivement pour son accueil.

Autrefois bergerie de la ferme de Cottinville d’une superficie de 214 m², la grande salle de l’écomusée accueillait l’exposition : « Ça roule ! Petites histoires de vélo en banlieue sud » qui brossait l’histoire, les usages, la pratique du vélo et du rapport intime que nous entretenons avec cet objet synonyme de loisirs, de liberté, d’effort, d’émancipation et d’avenir.

Après la visite guidée de l’exposition, Annie Lamiral, intervenante À Mots croisés, a invité le groupe d’écrivants à imaginer une fiction où le vélo est au centre du récit. Petites contraintes d’écriture : utiliser l’un des incipits distribués en début d’atelier et terminer le récit par une question.

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Par David Mc Carthy

Ce matin-là, j’ai volé un vélo.

– Pourquoi c’est moi qui y vais ? , ai-je demandé. Je serrais les dents. Il ne fallait pas montrer que j’avais peur.

– Parce que c’est toi le plus petit » m’a répondu Alexandre. Alexandre, c’est le plus grand. En général, c’est lui qui nous explique ce qu’on doit faire. Il a toujours une idée pour un nouveau jeu, pour quoi faire après les cours, ou pour comment monter un coup contre la bande de l’autre école. Quand il parle, on a toujours l’impression qu’il est en train de réfléchir à un nouveau plan. Et quand on roule à vélo, avec toute la bande, il se met toujours devant. 

– Comme c’est toi le plus petit, c’est toi le plus léger pour escalader la grille de l’école, et le plus discret pour que personne te voie.

– Ça paraît risqué, je réponds prudemment. On en fait, des coups contre la bande de Saint- Eustache, mais jamais un truc aussi gros que s’introduire dans leur école elle-même.

– T’as peur ? me demande Alexandre, en me fixant de la façon qu’il a, comme s’il disait quelque chose en sachant d’avance ce qu’on va répondre.

– Non ! je m’écrie. Bon. Alors c’est réglé. On y va après les cours du matin. 

Nous voilà tous, à onze heures, devant la grille de Saint-Eustache. Nous avons posé nos vélos contre le mur. Eux ne sont pas encore sortis pour déjeuner, mais ça ne va pas tarder. Pour l’instant, la cour est vide.

– C’est là qu’ils ont leurs vélos. »Alexandre est à côté de moi, il me désigne un angle du mur de la cour. Il y a tout un tas de bicyclettes, celles de tous les élèves de leur école. La plupart attachées, d’autres non, par manque de place.

– Tu vois celle que tu dois prendre ?

– Oui, je réponds mollement. 

On ne peut pas le rater. C’est le vélo de Robert, le chef de la bande de l’autre école. Il est rouge, plus brillant et plus grand que tous les autres. Robert l’a reçu à Noël dernier, et depuis il se montre partout avec. Lui et sa bande se plantent souvent devant la sortie de notre école, et il fait des tours sur son vélo pour nous narguer. Quand on essaie de l’attraper, il nous esquive : son vélo neuf est plus rapide qu’aucun des nôtres, il est déjà loin quand on commence juste à prendre de la vitesse. Robert est tellement sûr de son autorité sur sa bande que son vélo n’est même pas attaché. Personne n’oserait y toucher. Même Alexandre n’en a pas un comme ça. Le sien est tout écaillé, et la roue avant est voilée. Alors je dois reconnaître que le lui piquer, c’est une sacrée idée. Une des meilleures qu’Alexandre ait jamais eues. Par contre, j’ai aucune envie que ce soit moi qui y aille.

J’ai le sang qui bat dans les oreilles, mes mains moites glissent sur les barreaux de la grille.

– Allez, go !, crie Alexandre. 

Et les autres commencent à crier des encouragements. J’agrippe la grille de toutes mes forces et je plie les bras pour me hisser. Je préfère ne pas réfléchir. Je ne peux pas reculer, de toute façon, tous mes copains me regardent. Alexandre a raison sur une chose, je suis le plus léger. En un instant, j’ai atteint le sommet. Je scrute la cour : toujours vide. Alors, je balance ma jambe au-dessus de la grille. Je suis en

territoire ennemi. Si je suis pris, je suis fini. C’est rendez-vous au commissariat, renvoi de l’école, et punitions de mes parents pour au moins des mois. Je glisse le long des barreaux. Mes pieds touchent les pavés. Je vois les visages excités de mes copains, de l’autre côté de la grille. Je sens l’espace immense de la cour interdite qui s’étend derrière moi, jusqu’au bâtiment de l’école. Je me retourne. La cour est toujours vide. Mes jambes flagellent, je me précipite vers le parc à vélo, tentant de rester droit. Soudain, le guidon du vélo rouge de Robert est sous mes doigts. Je touche la victoire. Je n’ai qu’à tirer doucement, et il recule

hors du parc, léger comme un nuage. C’est vraiment une merveille. Sa peinture rouge métallisée scintille alors que je le tire vers moi.

« HÉ ! QU’EST-CE QUE TU FAIS ? »

Je sursaute, et lève les yeux avec terreur vers la portede l’école. De l’autre côté de la cour, un énorme monsieur a surgit. Son crâne chauve rougeoie de colère. Un pion ! Dans un instant, il va s’élancer vers moi. Je fais marche arrière, vélo en main. Il s’élance à pas lourds. Mes copains hurlent, de l’autre côté de la grille, autant par terreur que pour m’encourager à revenir. Je tourne le guidon et pousse, le vélo m’obéit docilement et fait demi-tour. Je dois sauter à chaque pas pour avancer, parce qu’il est bien plus grand que moi. Le pion beugle, et continue sa course à travers la cour qui nous paraît soudain immense. Mes copains ont escaladé la grille et me tendent la main, prêt à hisser notre prise. J’atteins le bas de la grille. Je regarde derrière mon épaule : le pion a accéléré, il a traversé plus de la moitié de la cour, il sera sur moi dans un instant. Je tire le guidon de toutes mes forces pour cabrer le vélo sur sa roue arrière. C’est assez. Des mains attrapent la roue avant, levée bien haute, et la hissent d’un même élan, par-dessus la grille. Moi, j’ai tout lâché. J’ai sauté aussi haut que j’ai pu sur la grille. Des mains m’attrapent moi aussi, par le col, et je me sens devenir léger alors que je vole par-dessus. Un choc sourd fait trembler la grille d’un son métallique : l’énorme pion doit venir de se jeter sur elle. Je suis déposé sur le sol, dans la rue, sain et sauf. Mes copains sont déjà en selle. Alexandre se tient debout, le grand vélo rouge entre ses bras. Quelqu’un me tend le mien. Derrière moi, j’entends de sourds grognements et un cliquetis de trousseau de clés qu’on manipule frénétiquement. J’enfourche mon vélo, sans me retourner pour voir le pion ouvrir la grille et se lancer à nos trousses. 

En un coup de pédale, nous nous élançons tous. Alexandre me dépasse, pédalant de toutes ses forces sur le vélo volé, hurlant de joie. Je lui demande, criant à travers le vent de la vitesse et mon souffle hors d’haleine : « Il est où, ton vélo ? ». Derrière nous, abandonné sur le trottoir devant la grille, gît son vieux vélo écaillé.

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