D’après «Les Promesses orphelines » de Gilles Marchand

Samedi 18 octobre 2025, la Médiathèque Louis-Aragon a organisé un atelier d’écriture à l’occasion de la rentrée littéraire. Pour mémoire, cette année, 484 romans ont été publiés (source Livres Hebdo).

Après quelques jeux d’écriture, le groupe de dix écrivants et primo-écrivants – guidés par Annie Lamiral, intervenante À Mots croisés – ont imaginé des histoires inspirées par l’une ou l’autre des parutions de la rentrée littéraire francophone, « coup de cœur » des médiathécaires.

À suivre le récit imaginé par Muriel à partir du roman «Les Promesses orphelines » de Gilles Marchand. Une histoire entremêlant toutes les propositions d’écriture.

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A la table d’écriture, on pioche une photographie d’une couverture d’un livre. Son titre en a été gommé, effacé. On jette un œil dépité ou charmé. On se saisit de l’image pour tenter de raconter une histoire, un récit. On nous propose des prénoms, un lieu, une période. Et on s’essaye à camper les personnages, à brosser leur vie, à les inscrire dans la grande histoire. Et moi, je découvre sur un carton en forme d’élégant marque-pages un « Gino », homme sans âge mais dont on apprend qu’il est « fils d’immigré italien », une « Roxane, fille » qu’il a « entrevue au bal du village des années plus tôt du côté d’Orléans. ». Combien il faut se concentrer pour s’abstraire du froissement du papier, du glissement des crayons sur les cahiers, du silence pesant qui enveloppe la salle. Et puis, les mots, qui nous résistent, se délient et on construit au fur et à mesure des lignes une rencontre, sans savoir où elle mènera, un éloignement, une nostalgie invisible. Alors, on débute un texte. 

« Le père de Gino s’était éloigné, pour ne pas dire avait fui la cité ouvrière de Turin où il participait dans une usine de construction de voitures à l’essor de la nation. Il avait tout lâché pour éviter d’être absorbé par ce mouvement intense brisant l’Italie et l’humanité toute entière. Si Mussolini aimait tant les trains qui partaient à l’heure, lui embarqua dans un compartiment à la sauvette avec son épouse, le petit Gino et s’encombra même de leur chien Pipo l’indocile. Il s’arrêta un peu avant Orléans et descendit sur un quai de gare d’un village traversé par la Loire, toujours mouvante et bordée de hauts peupliers. Il travailla dur la terre, s’usa, gagna assez pour que la mère de Gino puisse écouter la radio sur un poste à galène et fredonner les chants entonnés avec ses compagnes des rizières.

L’enfant grandit vite, apprit beaucoup à l’école communale. L’internat peaufina son instruction. Les fins de semaine, il revenait et s’adonnait sur la place du village avec délice à faire virevolter les filles éblouies par son agilité, la délicatesse de ses gestes et son accent. Cet accent, il cherchait tant à le préserver pour éviter de rompre avec cette langue dont il craignait de s’éloigner. Il refusait de l’oublier, de l’enfouir au fond de sa mémoire. Il se délectait aussi des pâtes cuisinées avec tendresse et lisait les articles de journaux avec son père qui, sans lui. les ânonnait. 

Un soir scintillant de juin, avant de s’envoler vers le Nouveau Monde, dans les odeurs des tilleuls, il invita Roxane aux cheveux flamboyants. Elle était la fille du notaire, lui toujours le fils d’un immigré italien en partance. Ils échangèrent des bribes de parole, des frôlements de mains, des espérances. Ses escarpins la rendaient légère. Ses cheveux éclatants virevoltaient au vent. Elle murmura son prénom à Gino, tout étonné de son étrangeté. Il percevait la légèreté du tissu d’une robe qu’il frôlait à chaque mouvement. Il souriait avec béatitude, emporté par la musique sous les guirlandes de loupiotes et le ciel céleste. Un désir invisible de la connaître. Tout était improbable. Ils se séparèrent sans promesse. Il se savait modeste, peu fortuné, éloigné des notables et fier de ses origines ouvrières tout comme de la trajectoire migratoire de ses parents fuyant pour ne pas plier devant l’infamie. Danseur invétéré, fils modèle, cette rencontre fugace occupa sa vie entière. Il regretta de ne pas avoir su conter fleurette à cette jeune femme, de s’être écarté pour gagner sa vie et construire une existence loin du Loiret et s’habiller dufaux-semblant de la réussite. Il pensait à sa lâcheté, à son arrogance. Il se méprisait de ne pas avoir tenté de faire fi, de défier son humilité.

Le souvenir de Roxane aux cheveux rouges le taraudait tant qu’il décida, longtemps après la mort de ses parents, de prendre un billet d’avion pour regagner ce bout du Loiret. Il ne pouvait pas continuer ainsi sans la revoir et sans achever cette histoire, sans promesse, à peine effleurée. De l’aéroport, un train, pas celui de son enfance, un autre de l’âge où il ne faut pas manquer le coche, ne pas se disperser, ne pas s’éparpiller. Dans le wagon, il vacillait, disposé à briser le renoncement. Il avait franchi les limites du département et se rapprochait davantage de l’image de sa mama au grand cœur, habile dans la confection des coulis qu’elle cuisinait à merveille. Il voulait mettre de côté « l’enfant dans le landau » devenue cette fillette aux yeux embués peinant sur son cahier de poésie, la femme attentive à sa réussite, attachée au quant-à-soi. Il refusait de s’échiner encore, de s’essouffler à engranger de l’argent. Il se surprit à louer, à la sortie de la gare, une bicyclette rouge et à pédaler avec frénésie pour rejoindre ce village. Il souriait, le souffle court, du prénom de cette fille de notable. Qui l’avait affublée d’un nom de baptême emprunté à l’héroïne d’Edmond Rostand ou à l’épouse d’Alexandre le Grand ? Lui, Gino, deux courtes syllabes, deux voyelles et autant de consonnes pour le poser dans un monde de gens de peu, de cabossés de la vie dont il s’était échappé. Il se souvenait n’avoir jamais partagé de jeux avec elle dans la cour de récréation, n’avoir jamais rapiné des fruits dans les vergers, ne lui avoir jamais susurré de mots doux, chuchoté de serments. Le temps avait filé mais Gino mesurait combien, dans tous ses autres amours, Roxane continuait à surgir. Cette fin de journée, il sonna à plusieurs reprises à l’étude notariale. Il crut entendre des pas feutrés derrière les battants de la porte rouge. Une femme à la chevelure étincelante sortit de la pénombre. Transi, apeuré, Gino ne savait que dire, quel prétexte énoncer. Il devait, désormais, ne plus renoncer à des promesses secrètes. »

Le temps imparti se termine. Je lis la quatrième de couverture. J’écoute d’autres récits imaginés. Je range mon calepin. Je m’éloigne de la table d’écriture. Je sors de l’atelier sous un ciel voilé. Et chemin faisant, je me promets ce que Gino m’a appris… de prendre le risque de chaque rencontre.

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