Le mois dernier, A Mots croisés a pu participer à des ateliers d’écriture proposé au public par le Musée des Arts et Métiers qui présente actuellement une exposition temporaire «Permis de conduire ? » consacrée au devenir de l’automobile. Il y a quelques jours, vous avez pu lire les récits de Carmen, Annie et Patrick imaginés pendant l’atelier du 11 mars 2023.
Aujourd’hui, nous vous présentons celui d’Annie qui a participé aussi au deuxième atelier animé par Ghislaine Tabareau-Desseux, le 25 mars 2023. Il s’agissait là de raconter un souvenir mémorable de voiture. Bonne lecture !
Cousine germaine
Le Mur est tombé ! Je vais pouvoir retrouver mes amis du Mecklembourg, rencontrés l’an dernier, lors d’une escapade sur les plages bulgares. Ils m’attendent devant la gare de Neustrelitz et m’invitent à monter à l’avant de leur Trabant, gris-beige comme des milliers d’autres. Comme elle n’a que deux portes, Heidi se glisse sur la banquette arrière en simili cuir marron.
Jürgen s’assied au volant. Noir, très fin, en bakélite. Le tableau de bord, comme l’intérieur, est simplissime. Il y a un compteur à main pour l’essence. Une toute petite boîte à gants. Les vitesses se passent au volant et « dans un ordre inversé ». Jürgen ouvre la vanne du réservoir d’essence (indispensable si on ne veut pas s’arrêter au bout de quelques mètres et si on veut éviter les fuites à l’arrêt !) et démarre. Bruit de crécelle. Pétarade. Le moteur deux-temps tousse, crachote, prend son rythme. Dans le rétroviseur passager, j’observe, sans rien dire, un épais nuage bleuâtre envelopper l’arrière de la voiture. Des relents malodorants du mélange huile-essence s’invitent dans l’habitacle. Jürgen s’excuse gentiment de son « kleiner Stinker », proche du skunks ! Pendant la traversée du centre-ville pavé à l’ancienne, la carrosserie tout en plastique, en Duroplast plus précisément, émet des couinements, pour moi inhabituels. C’est alors que j’ai une pensée émue pour sa cousine, la 2 CV, cent fois plus silencieuse et confortable !
Sur la route de Peckatel, la voiture est prise de hoquet. Les spasmes se font réguliers. A chaque joint entre les grandes dalles de béton de la chaussée, la Trabant saute et sursaute. Ici, les routes pas goudronnées sont plutôt en médiocre état ! Même à 50 km/h, l’habitacle, sans capitonnage particulier, devient très bruyant. On peine à s’entendre. Habitué de cet environnement spartiate, Jürgen bavarde. Imperturbable. Il me raconte tantôt une anecdote, tantôt une légende de cette magnifique région couverte de forêts de hêtres, de marais, de plus d’une centaine de lacs qu’est la Müritz. Gai comme un pinson, il entonne en chœur avec Heidi, « Heroes » de David Bowie, l’hymne emblématique de la chute du Mur de Berlin. « I can remember, standing by the wall. And the guns, shot above our heads. And we kissed, as though nothing could fall. And the shame was on the other side. Oh we can beat them, for ever and ever. Then we could be Heroes, just for one day. » Tous les deux remplacent aisément l’autoradio ! Je me régale de les écouter.
Pour que je mesure l’importance d’avoir une voiture pour accéder à ce coin reculé qu’ils habitent en plein cœur de la forêt, Jürgen retrace, non sans délectation, l’histoire de sa « chère » Trabant. Achetée 10 000 ostmarks, sans compter les options comme… les roues, les sièges et le volant ! Jürgen est fier de sa voiture baquet. Très fier. Il ne l’a pas attendue dix ans comme tout le monde ! S’il a réussi à l’obtenir plus vite, c’est qu’il l’avait « méritée ». Pas en dénonçant quelqu’un ou en soutenant activement les cadres du parti. Non. A la sueur de son front ! Lui qui est aujourd’hui biologiste, a, dès son plus jeune âge, été choisi, puis poussé vers la carrière de gymnaste. Tout cela parce qu’il était petit et svelte. Son entraîneur le présentait à toutes les compétitions de RDA et des pays du bloc soviétique. Jürgen raflait médaille après médaille. Jusqu’à ce jour de 1980 où il remporta celle de bronze aux Jeux olympiques de Moscou. Cet exploit sonna la fin de sa carrière sportive. Il lui permit non seulement d’acquérir cette voiture, mais aussi d’avoir le droit de poursuivre – ENFIN – les études de ses rêves ! Quelle force de caractère ! Je suis admirative ! Pour conjurer le passé, Jürgen enchaîne avec quelques blagues.
– Quelle est la différence entre une Trabi et une Trabi Sport ?
– Le conducteur porte des baskets !
Il poursuit :
– Quand est-ce qu’une Trabant atteint sa vitesse maximale ?
– Quand elle est remorquée !
Juste avant d’arriver à leur maison, Jürgen me pose une colle : « Tu sais comment doubler la valeur d’une Trabi ? » Il me souffle la réponse : « Tu fais le plein ! »
Je sens que les vacances vont se passer dans la bonne humeur !
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Traduction : « Je me souviens, debout à côté du mur. Les coups de fusil passant au-dessus de nos têtes. Et nous nous embrassâmes, comme si rien ne pouvait tomber, la honte était de l’autre côté. Oh nous pouvons les battre, pour l’éternité. Nous pourrions être des héros, juste pour une journée. »
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© Photo Wikipedia : Ignis-Musée de l’Automobile, Mulhouse
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