Dernier récit imaginé, suite à l’atelier sur le « Départ ». Il est signé par Maximilien qui vous transporte dans un registre très différent des précédents textes. Bonne lecture !
« L’instant présent »
La maison frissonne. Les petits pas de Sophie dans les escaliers, les ordres minutieux de Catherine et les rires envahissants de Tom. Les valises s’ouvrent, les vêtements volent et les Mamannn retentissent toutes les minutes et sur tous les tons. La petite famille, en ordre de bataille, s’apprête à prendre une journée de vacances. La doudoune de Sophie dégringole, et la sentence de Cathy tonne :
« Tu le sais très bien. Là où on va, pas besoin de ça. Tenues légères uniquement.
— Et s’il fait moche ?
— On aura exactement la même météo qu’il y a cinq ans. »
Mais au fond Sophie s’en moque du temps qu’il faisait, et du temps qu’il fera.
Les questions se bousculent dans sa tête : est-ce qu’on se sent bizarre en traversant le portail ? Amélie, à l’école, dit qu’on vomit tout ce qu’on a dans le ventre. Est-ce que tout sera vraiment pareil ? Les gens, les maisons, et même le vendeur de chouchous sur la plage ? Sophie garde le silence et fait mine de plier ses affaires. Elle sait que sa mère veut juste le revoir. Sophie aussi est triste quand elle y pense. Moins que maman. Plus que Tom, qui était bien trop petit pour s’en souvenir. La voiture est pleine à craquer : comme pour des vacances normales. Sur la brochure, il était écrit Revivez l’instant présent. Sophie n’aura même pas le temps de méditer sur ce slogan. Voyager avec un portail ne prend que quelques minutes.
***
Amélie avait tort. On ne vomit pas en sortant du portail. Et Sophie ne se privera pas de lui dire. On a la tête qui tourne, les poils qui se dressent et les yeux qui pleurent. Tom frétille dans son siège auto. Il ne s’attarde pas sur l’étrangeté de la situation et pointe du doigt ce soleil d’il y a cinq ans, ces mouettes et ces légions de vacanciers à la recherche de la place de parking la plus proche de la plage. Catherine fait comme si de rien n’était. Elle pense que personne ne remarque son angoisse, sa fatigue. Et cette excitation nichée quelque part. Elle veut le revoir. Elle a économisé des années pour se payer ce ticket lui donnant le droit de vivre à nouveau cette journée d’il y a cinq ans. En famille. Sophie ne veut rien gâcher, mais une question lui brûle les lèvres :
« Maman, on fait quoi si on se croise nous-même ?
— Je te répète ce que le monsieur de la brochure t’a dit ? Personne ne peut nous voir, nous sentir, nous toucher ma chérie. Oublie le cinéma et la télévision, le monde ne va pas s’écrouler si tu croises ta petite frimousse d’il y a cinq ans. »
Les mots de Catherine ne rassurent qu’en surface. Sophie enfouit ses questions en dedans et sourit. Pour sa mère, et cette journée qui est si importante à ses yeux. Pour le petit Tom qui se moque bien de savoir où il se situe dans le calendrier. Après tout, le vendeur de beignets laisse derrière lui une odeur presque réelle. Et tant pis s’il ne voit pas Sophie et son petit frère. Le sable irrite les pieds, les vagues meurent en libérant les crabes et leurs empreintes éphémères.
Comme autrefois ? Quoi qu’il en soit, c’est ce qui est vendu sur la brochure. Revivez l’instant présent : une journée, une semaine, un mois dans le passé. En fonction de vos finances. Catherine a acheté cette journée d’été. Elle a acheté la possibilité de s’installer sur cette dune et d’observer, quelques mètres plus loin, le visage de son mari encore en vie. Il fait le guignol dans le sable pour faire rire Sophie qui est radieuse. Tom régurgite son petit pot pommes-pruneaux, et Catherine est apaisée.
Version audio
Votre commentaire