Nous vous proposons aujourd’hui une histoire autour d’un geste particulièrement grave. Pour construire son récit, Annie s’est inspirée de faits réels. Bonne immersion dans un univers méconnu !
« Le pouvoir de l’encre »
Elle est prête.
Qu’elle est belle dans son manteau gris perle, avec son petit foulard en soie rose, noué délicatement autour de son cou ! Elle a tiré les draps, retapé l’oreiller. Maintenant, elle attend dans le fauteuil en skaï, près de la baie vitrée. Il est sept heures du matin. La porte de sa chambre s’ouvre.
« Bonjour, Madame ! Vous nous quittez ? »
« Oui » dit-elle avec un large sourire qui illumine son visage. Ses petits yeux pétillent entre ses paupières ridées.
« … Mais, on ne vous a pas dit … ? »
« … ? »
« Qu’on allait vous opérer ? »
« Il n’en est pas question, Mademoiselle ! » , répond-elle sur le ton de la confidence.
« Mais… Madame… »
« Ma fille va arriver. Je m’en vais ! Vous aurez ainsi un lit de libre pour accueillir quelqu’un d’autre ! » dit-elle, en riant. Interloquée, la jeune femme en blouse blanche sort en toute hâte de la chambre. Quelques instants plus tard, elle revient… avec du renfort.
« Bonjour, Madame, je suis Docteur Simonin, l’anesthésiste ! »
« … Professeur Mauduit, votre chirurgien ! C’est moi qui … »
« C’est gentil, Docteur, n’insistez pas, s’il vous plaît ! » prononce-t-elle, l’air entendu.
« C’est-à-dire… » Le médecin ouvre son dossier médical, puis d’un ton grave, commente les radios, ses résultats d’analyses, décrit l’évolution de la maladie, le traitement à venir, lui fait miroiter sa convalescence et termine son monologue par les risques encourus … si elle refuse l’opération. Sa santé va se dégrader, les vomissements vont reprendre, elle ne pourra plus s’alimenter…
« Je sais que je ne vais pas bien… Il est temps que je m’en aille, Docteur ! » dit-elle, le cœur léger.
« Dans ce cas, Madame, il va vous falloir signer une décharge … voilà les papiers à remplir. Nous vous laissons. Sonnez quand vous aurez fini ! Sachez que vous pouvez encore changer d’avis ! »
La voilà seule avec toutes ces feuilles, des formulaires avec des cases à cocher, avec des lignes en pointillés à remplir. Elle met ses lunettes.
Elle est prête.
Elle ordonne à sa main droite d’arrêter de trembler, en la calant bien sur la table. Chaque lettre, chaque mot, chaque phrase doit être bien lisible, calligraphié avec le plus grand soin comme autrefois à l’école. Elle coince le côté droit du stylo entre son index et son majeur. Replie le pouce sur le côté gauche. Elle le tient, elle le serre de toutes ses forces. Pas question qu’il lui échappe. Il va lui sauver la vie. Elle en est sûre. Elle sait aussi qu’elle souffre d’hypertension. Qu’elle a quatre-vingt quinze ans. Qu’elle risque des complications après l’anesthésie. Son ami, Fernand, par exemple, est maintenant un légume après son opération de la hanche, non seulement il ne peut plus marcher, mais il a perdu la tête ! Quant à Brigitte, son amie d’enfance, elle ne s’est jamais réveillée de son opération du colon.
Elle est prête.
Elle lit consciencieusement chaque ligne, répond méticuleusement à chaque question. Elle ne veut pas voir ces feuilles refusées, mises en doute par ces gens-qui-savent-ce-qui-est-bien-pour-elle. Oui, elle a toute sa tête. Oui, elle agit avec discernement. Oui, elle prend une décision éclairée. C’est la dernière page. La lettre de décharge, le formulaire de sortie contre avis médical. Il est huit heures. Elle déclare refuser l’ablation de la vésicule et être informée des risques qu’elle est susceptible d’encourir. Oui, elle veut sortir contre avis médical et sous sa propre responsabilité. Elle appose sa signature en bas du document, tire un trait comme à l’habitude sous ses nom et prénom. Point final.
Quelqu’un frappe à la porte. C’est sa fille.
Elle est prête… à rentrer chez elle.
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