« Belle »

C’est un récit âpre, douloureux que vous propose Carmen ! Bonne lecture !

Belle

Ici, pas de numéro 5, pas de trésor Lancôme, pas de petite robe noire.

Ici, c’est sueur, flatulences, sang menstruel.

Ici, ça pue le parfum bas de gamme, les odeurs corporelles, la misère affective.

Devant elle, elle a rabattu la tablette pour s’en faire une coiffeuse de fortune. Il n’y a pas de miroir dans la pièce. Alors, il va lui falloir faire preuve d’imagination. Les yeux mi-clos, elle pense à toutes les fois où elle a rêvé de cet instant retrouvé. Elle se revoit, jeune fille devant sa glace, à se demander quel rouge elle allait bien pouvoir mettre sur ses lèvres pâles, à ce mascara noir qui lui ferait un regard de biche, à son crayon khôl chipé dans le magasin.

Aujourd’hui, elle va refaire ces gestes de mémoire. Ils sont gravés dans sa peau. Tatouage indélébile. Empreinte sacrée. Ce qu’ils ont pu manquer ces petits gestes de rien du tout qui ensoleillaient ses matins adolescents. Lui, il n’en voulait pas. « Tu n’as pas besoin de ça. T’es belle au naturel. »

Alors, pour lui plaire, elle a espacé tout doucement ses longues séances devant le miroir. Mais cela n’a pas suffi à le satisfaire, exigeant toujours plus d’obéissance et de renoncement. « Arrête donc ça, tu te rends pas compte que tu fais pute. C’est terminé pour toi de chercher à plaire à qui que ce soit. »

Elle s’est entêtée. Les premiers coups sont tombés. Sentence du tribunal domestique où le conjoint est juge et bourreau. Une punition devenue presque quotidienne.

« Pardon, je t’aime. Je ne sais pas ce qui m’as pris hier soir. Fatigué. C’est ça j’étais fatigué. Tiens, ma chérie voilà des fleurs. Pardon, pardon ». Une rose pour un œil au beurre noir. Une pivoine pour une lèvre éclatée, un lys pour un bleu. Au fil du temps, elle a reçu un gros bouquet. Alors, elle n’a pas attendu les chrysanthèmes. Elle a réagi. Brutalement, sans préméditation. Juste l’instinct de vivre un jour de plus. Le verdict ? Elle l’a accepté presque soulagée que tout soit enfin terminé. Elle ferait son temps et repartirait de rien. Libre.

Elle verse un peu d’eau sur un mouchoir papier plus très propre. Peu lui importe car elle le passe quand même sur sa figure comme pour se démaquiller. Un frisson parcourt son dos. Ce que c’est bon. Puis, avec la pulpe de ses doigts, elle se masse délicatement les joues pour y faire pénétrer une crème invisible. Ces gestes redeviennent son rituel de beauté, ces mêmes gestes qu’elle a faits si souvent avant de plonger en enfer. Rien ne s’oublie dans la vie, on fait juste parfois une parenthèse forcée.

Elle est apaisée désormais. Plus personne ne lèvera la main sur son visage à chaque fois qu’elle voudra se faire belle. Elle est une femme délivrée.

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« Le poudrier » de Georges Demmer, Vers 1930, Huile sur toile, Collection Anne de Thoisy-Dallem
Photo @annyelleparis sur IG

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