« Steph »

Prêt à découvrir le récit de Carmen ? Il est dynamique, dense et … touchant. Bonne lecture ! 

Steph

J’ai dix ans, les cheveux blé, les yeux azur, je m’appelle Stéphanie mais je préfère Steph. Je suis bonne à l’école surtout en sport car j’arrive à battre les garçons à la course. Mon plus grand plaisir ? manger le poulet rôti de maman, chaque dimanche après la messe. Il sent bon et j’ai faim une heure avant de passer à table. Je prends toujours une cuisse, le cou, la peau, le croupion bien juteux. Le reste, je le laisse à mes parents qui n’aiment pas se salir les doigts. Je m’en fiche complètement d’en avoir plein les mains, pourvu que je me régale. Par contre, je n’aime pas trop les dimanches après-midi. C’est visite obligatoire à tatie Yvonne et tonton Georges. Ce n’est pas que je ne les apprécie pas mais je m’ennuie tellement chez eux. Pas bouger, pour ne pas salir le parquet impeccablement ciré, rien toucher, pour ne pas casser leurs précieux bibelots ramenés de voyage. Dans ces moments-là, je rêve que je pars en vacances au bord de la mer. Je n’y suis allée qu’une seule fois mais je ne m’en souviens pas, j’étais trop petite. il y a juste une photographie pour me le rappeler. Je suis dans les bras de maman, j’ai dix-huit mois et je ne marche toujours pas.

L’année dernière fut difficile pour moi. Grandpa nous a quittés brutalement. Un matin de février, il ne s’est pas réveillé. Une belle mort va dire mamy. Au début, je n’ai pas compris ce qui se passait. Papa parlait tout bas, maman pleurait beaucoup. À force de demander des explications, on a fini par me le dire. Moi aussi j’ai pleuré car j’adorais Grandpa et parce que j’ai senti que je devais le faire pour montrer à tout le monde que j’avais du chagrin. Le plus dur ? l’enterrement. La première fois, on ne sait pas vraiment comment ça va se passer. D’abord, Mamy m’a obligée à l’embrasser une dernière fois dans son cercueil, avant que les hommes en noir ne le referment. Il était froid, j’ai eu peur. Je n’avais aucune envie de le faire mais tout le monde me regardait bizarrement. Je l’ai fait rien pour qu’on me laisse tranquille. Et puis, savoir Grandpa sous la terre fut terrible. Je voulais creuser aussitôt pour le sortir de la prison où il allait être enfermé pour toujours.

Stéphanie trépigne déjà d’impatience, je ferais mieux de terminer mon repas. D’ailleurs je sens que je ne vais pas tarder à me fâcher. Je déteste quand elle m’appelle Gérard au lieu de papa. J’ai beau avoir quarante-cinq ans, je peine à me faire respecter de cette chipie que j’adore par-dessus tout. En début d’après-midi, j’ai promis de l’emmener au cinéma. Sur les écrans, il y a « La fureur du dragon » et mon garçon manqué de fille ne rate aucun film de Bruce Lee. Mais ce qu’elle ne sait pas, c’est que je vais lui proposer de manger une glace après la séance. Ma petite gourmande va sauter de joie. Cela lui changera les idées. Aujourd’hui est le premier anniversaire de la mort de son grand père. Steph et lui étaient très proches. Pour elle, sa brusque disparition fut difficile. Pendant que Liliane, sa maman, ira se recueillir avec sa propre mère sur la sépulture familiale, nous passerons une chouette journée père-fille. Et puis, à moi aussi cela me fera du bien. Ce n’est pas terrible en ce moment dans l’usine. A l’atelier, les collègues ne parlent que de remaniements en cours, de plan de grande envergure, bref des joyeusetés qui font craindre une plongée prochaine dans les tourments du chômage. Pour me distraire d’une semaine harassante, je réalise des maquettes d’avion de chasse, des modèles réduits de voitures de courses. Liliane me dit de les laisser au garage. Elle déteste que j’encombre la maison avec mes « cochonneries ». Alors, me retrouver en tête à tête avec mon unique fille me met le cœur sens dessus-dessous. J’aime tellement sa fraîcheur, son audace teintée d’impertinence. Elle croque la vie à pleines dents sans se soucier du lendemain. Avec elle, je sais vraiment ce qui est essentiel dans l’existence. Steph ? Elle seule peut me faire sortir de la geôle mentale où je m’enferme trop souvent.

« Gérard, on y va, c’est l’heure »

« Papa, Stéphanie, je t’ai déjà dit de m’appeler papa. »  

A l’orée de mes quarante ans, je n’avais pas imaginé devoir ranger les affaires de mon père. Sa disparition soudaine me renvoie à des souvenirs d’une enfance simple mais si heureuse. Seul comptait l’instant présent. Celui nous vivions tous ensemble. Il me laisse finir la route sans lui à mes côtés, tout comme Grandpa laissa autrefois maman finir la sienne. Ce qu’ils peuvent me manquer. Où êtes-vous donc partis, mes chers disparus ?

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Les Gens dans l’enveloppe, Isabelle Monnin avec Alex Beaupain
Editions JCLattès, Paris, 2015, EAN9782709649834

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