« Quand une photo en appelle une autre »

Aujourd’hui, nous vous proposons le dernier récit de la série des textes, imaginés lors de l’atelier inspiré par le roman « 
Les Gens dans l’enveloppe » d’Isabelle Monnin. Il est signé par Laurent qui nous raconte la relation entre une petite-fille et son grand-père. Un texte plein de douceur, d’affection avec une légère teinte de tristesse. Bonne lecture ! 

Quand une photo en appelle une autre

Henri vient de rentrer de son travail. Il est fourbu. Il a beau avoir l’air jeune, il a déjà 62 ans. Il a donc pris le temps de se préparer un café. Avant d’écrire à sa petite-fille, Emma, qui lui a envoyé une longue lettre. Et dont la photo trône au-dessus de la cheminée. Elle vient de rentrer au collège, Emma, et elle a beaucoup de choses à raconter à son grand-père, son seul parent.

Assis à son bureau, Henri ne sait pas par où commencer sa propre lettre. Il a envie de commenter ce que lui raconte Emma, de lui poser des questions, de l’encourager, de la féliciter. Mais peut-il aussi lui évoquer sa vie, la vie du village ?

Il hésite à parler de lui. Emma est une enfant mûre et sensible qui devine tout de suite ce que ressent son grand-père. Elle le sait isolé et parfois déprimé. Or, en ce moment, il ne va pas très fort. Le délégué syndical de son usine lui a annoncé que se préparait une charrette de licenciements. Un nouveau licenciement, il ne veut en aucun cas en revivre un. Le premier qui l’a touché, il y a une dizaine d’années, fut pour lui un véritable traumatisme : c’était comme si son monde s’écroulait. Heureusement, à l’époque, il fallait s’occuper d’Emma, tout bébé. Tout en cherchant du travail. Alors, il avait réussi à mettre ses angoisses de côté. Il avait charge d’âme et ne pouvait pas se permettre de se laisser aller. 

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Emma détaille la photo d’elle prise quand elle avait 10 ans : elle venait de changer d’école. Son regard est tourné de biais comme si elle avait été surprise par un bruit quand son grand-père appuyait sur l’objectif.

Que le temps a passé ! Aujourd’hui, elle a 30 ans. Et elle observe avec émotion sur la photo le papier peint de la salle à manger chez son grand-père, avec ses motifs rétro qu’elle n’aime pas beaucoup. Mais qui lui rappellent tant de souvenirs. De bons souvenirs.

Elle reconnaît le pull, strié de bandes rouges, oranges, blanches et grises. Ce pull, elle s’en souvient, elle l’avait vu dans la vitrine d’un magasin de vêtements quand il l’avait emmenée au bord de la mer pour la première fois. Elle était restée en arrêt devant. On était en juillet, il faisait beau. Les passants étaient heureux. C’était l’atmosphère des vacances et des jours de fête. En la voyant attirée par le vêtement, son grand-père s’était précipité dans le magasin pour l’acheter. Pour une fois qu’il pouvait lui faire un cadeau !

Quand elle était petite, Emma ne lui demandait jamais rien, sachant combien il avait peu d’argent. Et lui ne savait jamais comment lui faire plaisir. Pas facile pour un grand-père bourru de trouver le cadeau qui plairait à une enfant de 10 ans…

Emma essuie une larme. Cela fait si longtemps. Aujourd’hui, grand-père Henri n’est plus là pour la rassurer, la conseiller…

Elle prend la photo dans ses mains. Jusque-là, elle n’avait jamais eu la curiosité de la regarder de près pour en examiner les détails. A sa grande surprise, elle découvre derrière le cadre une petite pochette. Et dans la petite pochette, elle trouve une seconde photo. Celle-ci représente son grand-père assis à son bureau devant la cheminée. Il est en train d’écrire.

Difficile de savoir d’où vient cette seconde photo, qui l’a prise. Mais si elle est là, c’est qu’elle a un rapport avec elle, l’enfant devenue femme. Elle imagine la scène : son grand-père lui écrivant alors qu’elle venait d’intégrer la pension du collège.

C’était si important pour elle, ces échanges de lettres. Elle se sentait tellement perdue dans cette nouvelle école, tellement plus grande que celle du village. La vie venait de changer du tout au tout : il fallait faire face à un nouvel environnement et à de nouvelles habitudes. Mais par-dessous tout, elle ressentait la tristesse d’avoir quitté grand-père. Elle se sentait très seule, le soir, quand il fallait remonter dans le dortoir. Une solitude heureusement rompue par la lecture des lettres d’Henri et les lettres qu’elle lui écrivait.

Lui écrire, c’était comme si elle se libérait soudain du poids de ces longues journées pluvieuses et monotones. Elle avait l’impression de mener un dialogue avec le seul être qui comptait vraiment pour elle, qui la connaissait et surtout la comprenait. Oh, elle ne lui racontait rien d’extraordinaire. Juste son nouveau quotidien. Elle évoquait les menus de la cantine. Les difficultés à se faire de nouveaux amis. Elle rapportait que son professeur de français lui avait conseillé de lire tel ou tel livre. Que sa professeure d’histoire avait raconté à la classe la conquête de la Gaule par Jules César en disant que celui-ci en avait écrit le récit 2000 ans plus tôt. « Il y deux mille ans, tu te rends compte, grand-père ! » Et grand-père répondait qu’il n’aimait pas trop César, lequel avait vaincu Vercingétorix, « un des héros de notre pays, Emma ». Un dialogue à distance sur tout et sur rien qui, des années après, lui faisait encore chaud au cœur.

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« 
Les Gens dans l’enveloppe » d’Isabelle Monnin avec Alex Beaupain


Editions JCLattès, Paris, 2015, EAN9782709649834

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