Dernier récit de notre série « Porosité de la fiction », signé Louise. Un conte enchanteur revisité. Bonne lecture !
La belle au bois réveillée
Je découvre cette vieille fileuse dans le grenier, je me pique à son fuseau et je m’endors pour cent ans, dit Perrault. La vérité, c’est que j’ai comploté avec la méchante fée pour que mon narrateur me laisse un peu tranquille. Vous imaginez, dès le premier mot du conte, j’étais destinée à épouser un prince et à cohabiter avec lui, je finirais comme toutes les princesses par vivre heureuse et avoir beaucoup d’enfants. Heureuse selon qui, à votre avis ? Perrault, et certainement pas moi. Je ne rêvais pas d’un prince de cent ans mon cadet, un inconnu à qui je serais supposée vouer tout le reste de mon existence, parce qu’il m’aurait sauvée.
Alors, puisque l’histoire me permettait un peu de répit, puisqu’il y avait cette pause de cent ans, où j’étais supposée dormir, j’en ai profité pour m’enfuir à cheval avec la méchante fée, et faire le tour du pays. Nous sommes futées, nous avons laissé un mannequin à mon effigie dans mon lit pour duper Perrault. Ma très chère amie, la fée, l’a ensorcelé, elle l’a animé pour que tous les personnages le voient respirer, qu’ils ne se rendent pas compte de la supercherie et ne la rapportent pas à notre narrateur. J’ai cent ans pour profiter, avant d’être condamnée à reprendre ma triste histoire, cent ans pour vagabonder, jouer aux cartes dans des auberges, me faire passer pour un jeune soldat en quête d’aventure, prendre le bateau, chevaucher à travers plaines, goûter enfin à la bière, faire tout ce qu’on interdit à une princesse, en somme.
Tandis que j’essaie de décrire encore ce visage d’albâtre plongé dans un sommeil séculaire, je remarque que les joues ont d’étranges plis, que les lèvres me semblent sèches et pincées, moins vermeilles qu’à l’ordinaire. Mes personnages secondaires se lamentent autour du lit princier, ils montent la garde, jour et nuit, et pourtant, je suis persuadé que quelque chose leur a échappé. La belle au bois dormant a disparu ! Elle a été substituée par une poupée ensorcelée ! Comment Aurore pensait-elle échapper à un narrateur omniscient, la misérable ! C’est moi qui dirige l’histoire, pas elle !
Je parcours tout le royaume que j’ai créé, je vais jusqu’à ses confins que j’ai à peine pris le temps d’imaginer, et encore moins décrites. Elle n’est nulle part. Elle a réussi à quitter l’esprit de son créateur, elle est sortie de sa propre fiction ! Où est-elle donc ? A-t-elle rejoint la réalité, ou suit-elle la pensée d’autres conteurs dont les péripéties seyent plus à son caractère ? Je suis furieux mais j’écris la suite de mon histoire. Je sais que, dans cent ans, elle sera contrainte de revenir, car, issue de mes mots, elle ne peut jamais longtemps leur échapper.
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