« Rebelle »

Inspirée par l’expo Vermeer, qui se tient actuellement au Rijksmuseum, Annie vous livre un récit où le dialogue intérieur d’un modèle tranche avec celui qui s’ensuit… totalement surréaliste. Bonne lecture ! 

Rebelle

Delft, hiver 1665.

Je n’en peux plus. Cela fait bien une huitaine que je suis prisonnière de l’atelier. D’habitude, en cette saison, je sors mes patins en bois pour aller au marché ou au four à pain, de par les canaux gelés. Cette année, je crains de ne pouvoir sortir d’ici avant le printemps ! Le Maître veut peindre mon portrait. Il n’arrête pas de faire des esquisses, comme il dit. Au fusain, à la sanguine. Il m’a interdit de regarder son travail. Mais, le soir, quand je suis seule dans l’atelier, je vais y jeter un coup d’œil. C’est très émouvant de me voir dans ces dessins monochromes, couleur café. J’ai l’impression d’être face à un miroir. Étrange sensation. Il m’a dit que ce n’est qu’après qu’il sortirait ses pigments préférés, l’outremer, la terre d’ombre naturelle, l’ocre.

En attendant, il me retient dans son antre. Pas question que j’ai les joues rougeaudes ou les lèvres gercées par le froid. Mon teint doit être aussi pâle que celui des bourgeoises. 

Ce matin, il m’a demandé d’ôter mon tablier ainsi que mon bonnet de coton. Puis, il m’a dit d’enfiler une veste soyeuse, couleur ocre, rehaussée d’un col blanc ! Voilà maintenant que le Maître me demande de cacher mes boucles blondes sous un turban bleu et d’y nouer une longue étole jaune qui me pendra dans le dos ! Me voilà fagotée comme une dame ! Quelle horreur ! Tout ça parce que cette toile est une commande d’un personnage important, quelque part aux portes de l’Asie. Ce dernier – dont j’ai oublié le nom – posséderait donc ensuite mon portrait. Cette idée me déplaît. Je supporte mal que les hommes décident pour moi. D’habitude, je suis plutôt d’un tempérament rebelle. Par exemple, quand Pietr, le palefrenier, s’approche de moi pour me prendre par la taille avant d’essayer de retrousser mon jupon ! Quel ragoûtant, ce vieux pendard ! 

Le Maître m’observe. Ses yeux s’immobilisent dans les miens. Serait-il en train d’y lire mes pensées secrètes ? Avec douceur, il me confesse qu’il lui faut trouver un effet de lumière dans la composition. Il sort délicatement un bijou de son gousset tout en m’expliquant que c’est son mécène oriental qui lui aurait donné. Je pourrai ensuite le garder. En fait, je sais déjà que je vendrai ce petit trésor. Les quelques pièces que je recevrai me permettront de mieux envisager l’avenir !

Il s’approche de ma chaise. Je reste immobile, retiens mon souffle. Il approche sa main de mon oreille gauche, frotte le lobe entre son pouce et son index, puis il l’étire doucement. De l’autre main, il enfile la boucle. Elle est plus large que le trou. Je souffre en silence. La douleur est si vive que je ne peux retenir mes larmes. Ses doigts effleurent mon cou, sa main remonte le long de mon visage jusqu’à ma joue puis, de son pouce, il efface mes larmes. Je ferme les yeux. Quand je les rouvre, il est devant son chevalet et tient sa palette.

Me voilà maintenant affublée d’une énorme perle à l’oreille gauche. Décidée à en finir au plus vite, je reprends la pose, en respectant scrupuleusement ses indications : trois quarts dos, épaules tournées vers la gauche, mon visage de trois quarts face. Je reste figée ainsi, je ne sais combien de temps, avec pour seule liberté, celle de penser. Je me mets à rêver du jour où je ne serai plus une jeune fille oisive, juste bonne à être peinte comme les autres par mon Maître ou par l’un de ses amis. 

Mais, qui êtes-vous, Madame, à me scruter ainsi ? Seriez-vous ma destinée ? Aidez-moi à sortir d’ici ! Vous m’entendez ? 

Un instant, ma chère enfant, ne bouge surtout pas, le temps que je prenne une dernière photo ! Si tu savais… Clic clac, c’est dans la boîte ! Cette perle… c’est la preuve ! Le reflet y est sublime. L’artiste a réalisé cette miniature avec tant de finesse… C’est une vue circulaire sur l’atelier avec les autres modèles. Deux jeunes filles, innocentes comme toi. Se prélassant au milieu de soieries et dentelles. Dévêtues. Un verre à la main, pour passer le temps. Attends, chuuuut, je vais te sortir d’ici ! Ensuite, tu vas tout me raconter. D’ici quelques heures, le monde entier connaîtra l’envers du décor. Tu vas devenir une icône du mouvement « Balance ton porc » !

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s

Créez un site ou un blog sur WordPress.com

Retour en haut ↑

%d blogueurs aiment cette page :