« Le premier jour du reste de ma vie »

C’est avec le récit de Carole que nous démarrons notre série d’autofictions. Une histoire très touchante ! Bonne lecture !

Le premier jour du reste de ma vie*

 Sur un ton solennel, Maître Bouchard me remit un chèque et me félicita pour la somme que je venais d’hériter. Je ne comprenais pas ce qui m’arrivait. Je venais de perdre mes deux parents dans un accident de voiture au mois d’août 1978, et trois mois après, je me retrouvais dans l’étude d’un notaire à parler de succession. Je l’écoutais impassiblement.

– Vous avez hérité d’une belle somme de vos parents, Mademoiselle Fougère. Vous avez suffisamment d’argent pour vivre toute votre vie confortablement, sans jamais toucher à votre capital.

Argent, vie, capital : ces trois mots raisonnaient dans ma tête. Pourtant, je ne réagissais toujours pas. Alors, il insista :

– Vous êtes rentière, Mademoiselle, autrement dit, vous n’aurez, sauf accident, jamais de problèmes d’argent.

Maître Bouchard me proposa de déposer lui-même le chèque sur mon compte, et il me remit un dossier avec les originaux des pièces de la succession. Après de sobres remerciements, je mis ces documents dans mon sac et je quittai l’étude du notaire.

Aussitôt rentrée, je recherchai la signification du mot « rentière ». Je tombai, à la page six cent cinquante-trois du dictionnaire, sur la définition suivante : « Celle qui a des rentes, qui vit de ses rentes ».

Je ne saisissais pas tout ce qui m’arrivait, mais je compris que mes parents ne m’avaient pas laissé de dettes, et pour cela, je leur en étais reconnaissante. Je me souvenais de ma vie confortable avec eux et, même s’ils avaient été souvent absents, happés par leur commerce, je savais qu’ils étaient tous deux affectueux et très aimants. Et cela me rendait triste. Mon père et ma mère ne fréquentaient pas beaucoup leur famille, de sorte qu’après les traditionnelles condoléances au cimetière, les uns et les autres se dispersèrent, sans jamais prendre de mes nouvelles.

J’en étais malheureuse. Je décidais alors de ne plus rien faire. Je restais sourde aux appels du conseiller financier qui me laissait des messages empreints de séduction pour me proposer des rendez-vous en agence. Je décidais d’arrêter mes études de droit à La Sorbonne. Tous ces cours magistraux m’ennuyaient et d’ailleurs, je n’arrivais plus à me concentrer, ni à me lever le matin. Je restais alors dans une immobilité léthargique, de longs mois, devant  la télévision jusqu’à pas d’heure à gober les programmes.

Un matin de juillet 1980, je sortis enfin de mon appartement pour faire des courses. Je rencontrai à la rue Daguerre, un camarade de lycée.

Je le reconnus immédiatement et l’interpellai.

– Martin ? Martin Braillon ? C’est toi ?

Martin semblait content de me rencontrer. Après de sympathiques salutations, il me questionna.

– Tu habites ici ?

– Oui, j’habite à la rue Sévero, pas loin du commissariat du XIV.

– Ah oui ? poursuit-il, moi, pas très loin non plus, la rue Raspail. Je suis journaliste musicale à Télérama. Et toi, qu’est-ce que tu deviens ?

– Euh, je ne fais pas grand-chose pour le moment, lui répondis-je d’un air gêné.

Aussitôt il poursuivit.

– Je vais au concert de Bob Marley au Pavillon de Paris samedi soir, j’ai une place en plus, je t’invite !

Bien que surprise de cette invitation, et flattée qu’enfin une personne s’intéresse à moi, j’acceptai alors sans hésitation.

Ce samedi soir de mai 1980, le concert commença à l’heure. Nous étions confortablement installés dans le carré VIP avec des célébrités. La vue de la scène était imprenable à cet endroit, et le son impeccable. Pour sûr, je me sentais privilégiée. Le Prince de Kingston chantait, chantait, et, ondulant la tête au rythme de la musique, dispersant ses longues locks en l’air. Un léger brouillard planait au-dessus de la scène. Les musiciens jouaient sans en paraître incommodés, mais moi oui, je trouvais ces effluves d’herbes très dérangeantes, mes yeux avaient rougi. Les choristes, elles, répétaient les refrains en harmonie.

« No woman, no cry

No woman, no cry, eh, yeah »

Mais je supportais, consciente de participer à un événement exceptionnel : Bob Marley in Paris.

Le public reprenait en chœur.

« Exodus, all right ! Movement of Jah people !

Oh, yeah ! Movement of Jah people

Move, move, move ! »

Ce fut un triomphe.

A la fin du concert, la foule rappela Bob.

– Bob ! Bob ! Bob ! Bob !

Il reprit ce dernier morceau dans une version longue de plus de quinze minutes. Lorsqu’il quitta définitivement la scène, la foule l’applaudit de longuement.

Martin partit en salle de presse, où des journalistes du monde entier attendaient Bob Marley pour l’interviewer. Après  un long moment, il me retrouva, satisfait, avec un enregistrement qu’il comptait exploiter pour son article.

Lorsque que Martin me raccompagna au pas de ma porte, ma montre affichait 03h25. Je le remerciais chaleureusement pour cette invitation qui m’avait permise enfin de sortir de cette tristesse qui durait depuis deux ans. Nous nous promîmes de nous appeler dès la semaine suivante. Après un tour au réfrigérateur, je pris un verre d’eau, j’enfilais mon pyjama et gagnais mon lit.

Une heure après, je ne dormais toujours pas. Les refrains du concert me revenaient, tout comme les odeurs de marijuana dans mes narines. J’avais l’impression de revivre le concert, j’en étais troublée. Je finis par me lever pour prendre  l’air à la fenêtre. La rue, encore éclairée, était déserte. Malgré la fatigue, bizarrement je me sentais bien, et cette sensation nouvelle me faisait du bien. Je voyais la lune s’éloigner de la terre. Je pris de bonnes respirations et regagnai mon lit consciente qu’une page de ma vie allait tourner. Je calai alors ma tête sur mon oreiller et me mis à imaginer  les choses que j’aurais aimé faire :

– Reprendre contact avec tonton Mathieu, et tata Jocelyne et les autres ; et pourquoi pas organiser une cousinade.

– Faire des études d’art pour décortiquer le sourire de la Joconde !

– Lancer une pièce d’euro à la fontaine Trevi, et faire le vœu de  trouver un amoureux.

– M’engager dans une association humanitaire venant en aide aux enfants des rues. Je pourrais intervenir dans les bidonvilles de la Jamaïque  par exemple…….et pourquoi pas……rencontrer B…

Je relevai la couette jusqu’à mes épaules et je sentis ma tête s’alourdir dans mon oreiller, mes yeux picotaient. Je me sentais partir dans les bras de Morphée avec beaucoup de sérénité,  car j’avais la certitude que ce jour-là serait le premier jour du reste de ma vie.

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 *

« Le premier jour du reste de ma vie » est un film français réalisé par Rémi Bezançon et sorti en salles le 23 juillet 2008.

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