Nouveau récit signé Laurent qui nous invite au café ! Ou serait-ce au théâtre ?… tant on a l’impression d’avoir une scène sous les yeux et d’assister aux entrées et sorties des personnages. Bonne lecture !
Le royaume de Madame Louise
Sur la place de la ville, il y a un café. Un seul, en face de l’église, à deux pas de la mairie. On a l’impression qu’il est toujours ouvert, que le soleil brille, qu’il pleuve, vente, bruine ou neige. C’est un peu le pouls de la ville, son centre de gravité. On vient s’y perdre, s’y retrouver, oublier, se souvenir, pleurer, rire ou sourire.
On y croise toutes sortes de personnages : des habitués, des occasionnels, des farfelus, des guindés, des grenouilles de bénitier, des anars avec dreadlocks, des commerçants, des commerciaux, des pressés, des pas pressés, des lymphatiques, des stressés, des taciturnes, des bavards…
Des bavards ? Regardez Mme Louise, à la chevelure bouclée toute rose, « 75 ans et toutes (ses) dents », comme elle le crie toutes les 5 minutes à la cantonade. Elle est abonnée au Vittel fraise depuis des lustres. En général, elle passe le matin après ses courses, vers 10 h. Elle commence par lire, et surtout commenter à voix haute, les nouvelles du journal qui traîne sur le comptoir. Pour Mme Louise, veuve depuis 20 ans et sans enfant, c’est un peu sa friandise quotidienne, son seul plaisir. Alors, elle n’hésite pas à apostropher les clients attablés ou non, qui l’ont écoutée ou non. Ce matin, elle a longuement évoqué le championnat du monde de poulet de Bresse, qui s’est tenu le week-end dernier.
Elle demande à un homme grand et sec, coupé en brosse, la cinquantaine et la mise impeccable, ce qu’il en pense. « Le championnat de monde de quoi ? », lui répond-t-il en sortant de sa torpeur. « Mais de poulet de Bresse », lui répond Mme Louise, interloquée. « Et vous, c’est Monsieur… Monsieur comment ? », renchérit-elle. On sent le bonhomme prêt à s’énerver. Mais tournant son regard vers elle, il est tellement médusé par le culot de la petite dame à l’occiput rose qu’il lui répond, presque contre sa volonté : « Armand ! » Et Mme Louise d’embrayer : « Et il fait quoi dans la vie, M. Armand ? » « Je suis représentant exclusif pour la région des graines d’élite Clause », répond l’homme qui se détend avec un sourire.
Georges, le barman, allume la télévision perchée en face du comptoir. On y annonce la 4e course à Saint-Cloud, avec la victoire de Pyrolise, le 204, dans la 3e.
Entre un ouvrier, vêtu d’un uniforme fluo. L’homme est aussitôt interpellé par Mme Louise qui semble connaître tout le monde : « Alors, Emile, qu’est-ce que tu vas encore nous annoncer comme catastrophe ? » Hilare, Emile lui réplique : « Tiens, ma Louise, j’ai travaillé toute la nuit. Pour une fois, tu vas sortir ton porte-monnaie et me payer un café ». « Eh, Georges, un expresso, s’il te plaît. A porter sur le compte de la mémère en rose ! », crie-t-il au barman.
Au fond du café, deux ados ont abandonné sur une table leurs sacs North Face. Penchés sur leurs téléphones, ils éclatent de rire en se traitant de tous les noms. « Et les p’tits, baissez d’un ton », leur enjoint Mme Louise. Ils n’entendent rien, perdus dans leurs jeux vidéo.
Armand, qui a retrouvé sa langue en terminant son café, interpelle Emile, l’ouvrier. « Vous dîtes que vous avez travaillé toute la nuit. Y a eu une catastrophe ? » « Mais n’écoutez pas la mégère ! », répond l’ouvrier. « Il y a eu une fuite d’eau dans les caves et les toilettes de la mairie. Et comme Bibi était d’astreinte, c’est lui qui s’est tapé la réparation et le nettoyage. Et j’peux vous dire, ça sentait pas la rose ! Ca change du championnat du monde de poulet de Bresse ! »
« Arrivée de la 6e course à Saint-Cloud », beugle la télévision. « Premier, le 606, 2e le 601, 3e le 608 ».
La cloche de l’église sonne midi. Un camion de livraison s’arrête devant le café. Un gros homme en descend et sort de son fourgon une douzaine de caisses. « Eh, Georges, viens donc m’aider ! », crie-t-il au barman.
Sur la place, la fréquentation augmente. Les gens vont et viennent. Georges a sorti les tables et mis le couvert. On attend les clients pour le déjeuner.
Armand a repris la route. Il a rendez-vous avec un maraîcher qui voudrait se convertir au bio. Emile, lui, prend son temps. Il a retrouvé un vieux copain du temps du service militaire. Ils s’apprêtent à prendre l’apéro. Il fait beau. On en profite. La météo annonce de la pluie pour cet après-midi.
Quand à Mme Louise, elle a perdu son public. Elle en aurait encore pourtant des choses à dire… Elle repart lentement vers sa maison. Et sa solitude.
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