Démarrons notre série de récits sur la porosité de la fiction avec celui de Francine. Elle vous emporte sur un célèbre radeau ! Bonne lecture !
Le radeau
Je suis sur ce radeau depuis plusieurs jours, au cœur d’une mer capricieuse. Je n’arrive pas à me souvenir combien de jours et de nuits ont passé, j’ai perdu la notion du temps. Qu’est-ce que je fais là ? Dans quelle galère me suis-je encore mis ? Où est mon navire ? Où est la Méduse ? Je suis entouré de corps sans vie, d’autres agonisants, poussant des râles lugubres. Quelques-uns ont encore la force d’être assis, de crier leur souffrance. Une odeur fétide agresse mes narines, me dégoûte. Notre vigile, morceau de tissu rouge à la main, scrute l’horizon dans l’espérance de voir un vaisseau sauveur. Je suis assis au milieu de mes compagnons d’infortune, le coude sur ma cuisse, ma main tenant ma tête, un peu comme le Penseur de Rodin.
Depuis combien de semaines sommes-nous ballotés au gré des vents et des courants ? Quand reverrai-je ma famille ? Ma femme a-t-elle mis au jour mon enfant ? J’ai quoi ? Un fils ? Une fille ? Comment vont-ils ? Quand cet océan nous rendra-t-il notre liberté ?
Et toi, Géricault, pourquoi nous as-tu peints dans un tel désarroi ? Pour certains complètements dévêtus, gisant les uns sur les autres. Tu n’as pas tenu compte de notre pudeur. Tes crayons ont dessiné nos corps malingres, tes couleurs nous ont donné la pâleur de la mort, tes pinceaux ont caressé notre chair torturée.
Et toi, spectateur de notre malheur, est-ce que tu feras quelque chose pour nous aider ? S’il-te-plaît un peu d’eau, un peu d’eau douce.
Je regarde attentivement ce magistral tableau. Je me penche pour mieux voir certains détails que nous a donnés ce grand peintre. Je recule pour admirer l’ensemble de l’œuvre. Lentement, l’eau ondule, le radeau oscille au rythme des vagues. Le morceau de tissu rouge flotte sous le souffle du vent. J’entends l’agonie des mourants, les clameurs des plus alertes. L’homme en position de penseur me regarde. Il me raconte son naufrage, son angoisse, ses questionnements sur sa femme et son futur enfant.
Enfin, mon cher, nous sommes au vingt-et-unième siècle. En 2022. La frégate « La Méduse » a coulé, il y a plus de 200 ans. Ta famille n’existe plus. Ton époque est révolue. Je pense qu’il y a longtemps que tu n’as plus besoin d’eau. Comment pourrais-tu ressentir la soif ? Après réflexion et un sourire aux lèvres, je sors une petite bouteille de Badoit entamée de mon sac à dos que je lui tends. « J’espère que tu aimes l’eau pétillante ! Tu en veux un peu ? »
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