Pour sa fiction, Laurent s’est inspiré d’un célèbre tableau d’Edward Hopper pour imaginer la rencontre entre deux noctambules solitaires. Nous vous laissons tout au plaisir de la lecture !
Noctambule solitaire
« Nighthawks », en français « oiseaux de nuit ». C’est aussi le titre d’un tableau du peintre américain Edward Hopper réalisé en 1942 et dont je possède une reproduction chez moi. Par le plus grand des hasards, il se trouve que je suis l’un de ces « oiseaux de nuit », l’un des quatre noctambules du tableau. Celui qui tourne le dos aux admirateurs de la toile, et dont on ne voit pas le visage. Nous sommes dans un café situé aux coins de deux rues et séparé du trottoir par une grande verrière. L’établissement s’apprête à fermer. Deux des personnages, un homme et une femme accoudés au comptoir, des clients qui n’arrivent pas à partir, discutent avec le barman, vêtu de blanc, en train de laver de la vaisselle. Ils sont plongés dans l’une de ces discussions nocturnes qui vont et viennent par bribes superficielles, sans vraiment de fil directeur : elles évoquent le temps qu’il fait, la loterie, les résultats sportifs, les informations du jour… Le calme de la nuit est descendu sur la ville. Dehors, il fait froid. L’ambiance est propice au retour sur soi. On pourrait presque dire au recueillement.
Pour moi, c’est le cas, je suis perdu dans mes pensées. Je me sens épuisé par une journée de travail intense. Chez moi, je n’ai personne à qui me confier. Alors, je trouve ici un peu d’animation et de chaleur humaine. Pour autant, je n’ai pas envie de me mêler à la discussion. Je ne sais pas qui sont ces gens. C’est la première fois que je les vois. Ils ne me font pas bonne impression. Ils ont l’air joyeux, ils rient très fort, on pourrait dire qu’ils gloussent. Mais je sens une fausse joie. De celle dont on a besoin pour meubler le vide d’une existence.
Moi, ce soir, ce vide, je le ressens particulièrement. J’aimerais bien parler. Comme ça, avec quelqu’un que j’aime bien. Mais voilà, je n’ai personne. Ma femme n’est plus là, elle est partie avec le gosse qui ne veut plus me voir. Mes parents sont loin. Je n’ai plus de contact avec mes frères et sœurs. Les amis, je n’en ai pas vraiment. Ah, si, il y a bien les copains du boulot. C’est vrai, on s’entend bien, on va de temps en temps boire un verre ensemble. On se raconte un peu nos vies. Mais sans plus. Et l’on repart chacun de son côté.
Alors, je le disais, la journée a été fatigante. Au magasin, je n’ai pas arrêté de monter et de descendre les escaliers car l’ascenseur est en panne. Avant Noël, il y a toujours une multitude de choses à faire : recevoir les commandes, préparer les colis pour les clients, échapper au petit chef qui vous hurle que vous n’allez pas assez vite… J’en ai assez de ce travail. Il faudrait que je change. Mais pour l’instant, je n’ai pas le courage d’en chercher un autre.
Je n’ai pas trop le moral en ce moment. Oh, ce n’est pas que tout aille mal. Mais bon, je suis toujours tout seul, finalement. Dans mon immeuble, je ne connais pas vraiment les voisins. C’est « bonjour-bonsoir » quand on se croise dans les escaliers. Il y a bien Mme Mathews, ma voisine de palier. On parle de temps en temps. Parfois, je vais lui faire quelques courses car elle a du mal à marcher. Elle passe toute la journée avec son chat et son chien à attendre une visite de son fils. Qui ne vient plus parce qu’il a quitté la ville…
J’ai du mal à rester dans mon petit appartement froid, vide et silencieux. Alors, le soir, je marche au hasard dans la ville, là où m’entraînent mes pas. Et quand je suis fatigué, je m’arrête dans des cafés comme celui-là. Celui-là, il s’appelle Phillies, je crois. J’y viens de temps en temps. Quand j’arrive, le patron me fait toujours un signe de tête. La nuit, c’est le seul coin animé et allumé de ce quartier un peu excentré. Alors, je bois une bière, deux bières… A la fin, je ne sais plus trop combien j’ai vidé de pintes… Cela me passe le temps.
Pourtant, même si je n’ai pas l’impression que cela ait changé ma routine, cette soirée n’était pas comme les autres. C’est curieux, quand j’étais au zinc, même occupé par mes idées un peu noires, j’avais la vague impression d’être observé. En me retournant, j’ai vu un gars qui s’était arrêté dans le froid et regardait le café fixement. Puis il a sorti un carnet. Il a dessiné ce qu’il voyait. Il a même pris une photo. J’étais trop fatigué pour sortir et lui demander ce qu’il fabriquait. Je n’avais pas de pensées agressives, comme j’en ai parfois vis-à-vis de ce genre d’individus. Curieusement, je me suis juste fait la réflexion que c’était peut-être un type qui faisait des tableaux, un peintre quoi. Et que la scène dans laquelle je figurais l’intéressait. Il faut l’avouer : quand je suis un peu pompette, comme ce soir, j’ai tendance à m’imaginer des tas de choses… Noyé dans mes pensées, et il faut bien le dire dans les vapeurs de l’alcool, j’ai fini par l’oublier.
Et quand je me suis décidé à partir, il était toujours là, penché sur une voiture, à dessiner et à prendre des notes. Cela peut paraître incroyable mais c’est pourtant vrai. Alors, simplement, je suis allé vers lui. Et je lui ai demandé ce qu’il faisait là.
Moi, je m’appelle Edward Hopper, je suis peintre. Artiste peintre, même si je trouve que cela fait prétentieux et pompeux de le dire comme ça. J’aime bien me promener dans la ville pour trouver des sources d’inspiration. J’aime bien représenter des choses du quotidien : des hommes, des femmes, des couples, des maisons, des intérieurs, des scènes dont ma femme dit qu’elles sont tristes… C’est peut-être vrai, je ne sais pas. Moi, je montre ce que je ressens.
Ce soir-là de l’hiver 1942, j’allais et venais, à l’affût, sans but précis. Il faisait très froid. Il était très tard. Du genre deux heures du matin. L’obscurité était totale. Et soudain, en marchant, je suis tombé sur ce café qui allait bientôt fermer. Le contraste entre l’ombre et la lumière m’a plu. Et puis, il y avait ces quelques personnes qui s’attardaient là, par peur peut-être de se retrouver seules. Il y avait notamment devant moi un gars penché sur sa bouteille et son verre. Il restait silencieux, perdu en lui-même. Je ne le voyais que de dos. Un peu plus loin, deux autres personnes discutaient bruyamment avec le barman.
J’aimais bien cette scène. Je l’avais souvent observé avant. Mais elle était particulièrement mise en valeur par la nuit profonde et le froid vif de l’hiver. Alors j’ai sorti mon cahier, mes crayons et mon appareil photo. Et j’ai commencé à dessiner, comme ça, sur le vif. A prendre quelques notes aussi. Histoire de bien m’imprégner des lieux, de l’ambiance, pour pouvoir les rendre sur la toile. En général, pour compléter le tout, j’aime bien prendre une photo.
Parfois, les gens n’aiment pas trop me voir agir ainsi. Ils ont l’impression que je les espionne.
Là, j’étais tellement absorbé par mon travail que je n’ai pas vu un type arriver vers moi. Il m’a fait sursauter. J’ai eu un peu peur qu’il me tape dessus. D’une voix un peu alcoolisée mais calme, il m’a demandé ce que je faisais. A son costume et à son chapeau, j’ai alors reconnu le gars que j’avais vu dans le café de dos, penché sur sa boisson. Je lui ai expliqué simplement. Il m’a écouté en me regardant fixement. Il m’a dit que c’était assez incroyable parce qu’il s’était lui-même dit, en me voyant travailler, que je devais être quelque chose comme peintre. Il m’a demandé comment je faisais. Et on a discuté comme ça, au milieu du trottoir. D’habitude, je n’aime pas parler avec les gens de mon activité. Je suis quelqu’un d’assez solitaire.
Mais là, ce type, il dégageait une espèce de tristesse et de solitude qui m’ont touché. Je lui ai alors proposé de passer chez moi pour regarder mes peintures. D’habitude, je ne le fais jamais. Mais là, je ne sais pas pourquoi, j’étais heureux de parler. Nous sommes allés à mon atelier. Je lui ai montré mes tableaux. Et nous avons discuté toute la nuit à bâtons rompus. Il avait l’air très intéressé de voir comment je travaillais. Il m’a posé plein de questions. Moi, cela me faisait plaisir de répondre. En lui expliquant ma manière de peindre, de représenter ce que je voyais, ce que je ressentais, j’y voyais plus clair dans mes idées, dans ma technique. Lui, il m’a raconté très peu de choses sur lui. Et au petit matin, il est parti. Je ne l’ai jamais revu.
J’aime beaucoup ! Merci pour ce travail.
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