Pour cette nouvelle autofiction, Annie vous emmène dans un univers inspiré par ses quarante ans de vie outre-Rhin. Bonne lecture !
Opération Mustermann
J’ai oublié de vous dire qu’aux premiers jours de ma retraite, j’ai suivi de nombreux ateliers d’écriture, comme ceux d’A Mots croisés. Jusqu’au jour où j’ai voulu raconter, dans un livre, mes longues années d’espionnage à Berlin-Est jusqu’à la chute du Mur, en 1989. A l’époque, on travaillait sans portable, sans ordinateur, ni Internet. On localisait quelqu’un en le suivant discrètement en Trabant. On le surveillait nuit et jour. On planquait des micros chez lui. On interrogeait discrètement ses voisins. Moi, je devais infiltrer un département de la Stasi*, le Abteilung X dédié aux liaisons internationales, récolter des infos stratégiques sur l’espionnage à l’Elysée, repérer un agent double pour qu’ensuite mon binôme à Paris l’élimine. Cette mission fut longue, mais le plan a fonctionné. On a réussi.
Fin 2022, mon bouquin, publié sous un nom d’emprunt, Erika Mustermann**, a été adapté au cinéma. En mai dernier, projection en grande pompe, au 75e Festival de Cannes.
J’avais bien essayé de convaincre la production que ma présence n’était pas indispensable… mais en vain. A peine débarquée de l’avion, j’étais accueillie par une délégation du festival. Départ pour le Bunker. Oui, c’est ainsi que les Cannois surnomment le Palais des Festivals ! Sur la Croisette, la foule compacte de badauds était à la limite de l’hystérie dès qu’ils voyaient une limousine arriver. Le ballet des stars françaises et internationales commença : Vincent Lindon, le Président du jury, Virginie Efira, maîtresse de cérémonie, Léa Seydoux, Gilles Lellouche, Marion Cotillard, les frères Dardenne, Tom Cruise, Tom Hanks, Kristen Stewart et beaucoup d’autres que je ne connaissais pas. Tout ce joli monde paradait en costume sombre avec nœud papillon ou robe longue à paillettes, souvent décolletée ou transparente, voire minimaliste. C’était à qui serait le plus glamour, le plus extravagant. On se croyait à la Fashion Week !
Je me sentais de plus en plus mal à l’aise, dans ma petite robe noire, ras de cou, achetée dans une boutique de prêt-à-porter qui ne paie pas de mine, au centre-ville de Bagneux. Heureusement, je retrouvai l’équipe du film sous un barnum. C’était parti pour une séance coiffure. Je refusai tout maquillage, bien décidée à garder mes grosses lunettes noires. Je ne me reconnaissais plus avec des boucles qui retombaient en cascade sur mes épaules, moi qui ai passé toute ma vie les cheveux tirés en arrière, serrés en chignon avec une résille, toujours habillée de beige ou de gris. Pendant plus de trente ans, j’ai réussi à ne jamais être repérée, ni par la Stasi, ni par le KGB. J’étais invisible.
« Nous avons le plaisir d’accueillir l’équipe du film Opération Mustermann », annonça le présentateur. Tous les yeux, tous les objectifs se tournèrent vers nous, traquant chacun de nos gestes. Notre petit groupe avança sur le tapis rouge. Moment solennel. Nous étions au pied des marches. J’en faisais vite le compte. Il y en avait très précisément 24. C’est une habitude d’espion de toujours avoir un œil sur son environnement.
La rumeur du public excité monta d’un cran. Les flashes se mirent à crépiter. Les zooms des caméras télé étaient rivés sur nous. Prise de panique, je me cachais vite le visage avec mon sac à main, tout en détalant comme un lapin vers le haut de l’escalier, seule issue possible. Direction la grande salle de projection officielle du festival. Vide. Personne. Essoufflée, je m’effondrais dans un fauteuil en proie à un cruel tourment, à une violente crise d’angoisse. L’esprit en ébullition totale. Ecrivaine, personne ne savait à quoi je ressemblais physiquement. Mais, maintenant, ici, à Cannes ? Si j’étais rattrapée par mon passé ? Si un ancien de la Stasi … ? Je n’aurai pas dû venir, m’exposer de la sorte aux yeux du monde entier. C’était une pure folie !
J’étais une femme de l’ombre. Je me devais de le rester. A tout jamais.
Perdue dans mes pensées, je sursautai quand une main se posa sur mon épaule. D’un ton ferme, j’entendis ces mots : « Silence ! Secret défense ! » Il me sembla reconnaître la voix de mon contact au Ministère de l’Intérieur du temps où j’étais espionne. Puis, tout alla très vite. On marchait d’un pas rapide en direction de la sortie de secours. Sans un mot. Je me retrouvai allongée sous une couverture sur la banquette arrière d’une grosse berline aux vitres teintées. On filait droit vers l’aéroport de Nice, à 20 kilomètres.
« Ça sentait mauvais pour vous ! Votre ami de la Stasi, Jürgen, allait vous flinguer !» me dit un homme cagoulé, au pied de l’hélicoptère militaire. « On vous emmène au camp de Canjuers. Vous y resterez quelques jours, le temps que la situation se calme et qu’on vous organise une planque ! » J’étais exfiltrée, soulagée quand j’entendis un gars crier sur le tarmac : « Opération Mustermann terminée ! »
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*Stasi pour Staatssicherheit : Services de sécurité de l’état en République démocratique allemande
** Erika Mustermann est le nom d’une personne fictive, utilisé pour illustrer des spécimens de documents officiels comme permis de conduire et cartes d’identité en Allemagne. Littéralement, « Mustermann » signifie « homme-exemple » ou «homme-échantillon ».
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