Dernière autofiction avec celle de Carmen. Un récit crédible où l’on rentre doucement, avec délectation. Bonne lecture !
L’envol
Les jours de pluie sont des jours pleins de souvenirs. Ils vous obligent à vous poser, à ouvrir le coffre secret de la mémoire familiale.
Il pleut à verse depuis des heures et je m’ennuie ferme. Le ciel a sûrement d’autres projets pour moi comme trier les nombreux albums photographiques contenant l’histoire des miens. Les clichés défilent entre mes mains. En vérité, je ne prête guère attention à ces images glacées racontant toutes un peu la même chose. Des repas dominicaux, des vacances estivales dans la maison de campagne, des sempiternelles photos de Noël, véritable défilé de pulls plus moches les uns que les autres.
Un recueil de cuir noir quant à lui m’intrigue, un peu comme ces ronces qui s’accrochent à vos vêtements et vous empêchent de faire un pas de plus. Il sent la poussière, le vieux papier. Le cœur battant, je l’ouvre car au fond de moi, je le reconnais ce vieux classeur surgi de mon enfance. Avec des précautions quasi religieuses, mon père y avait rangé tous les souvenirs de cet été inoubliable. L’histoire de notre voyage aux États-Unis. L’étiquette jaunie par le temps se décolle par endroit et l’encre noire laisse à peine entrevoir « Floride – juillet 1969 ».
Turfiste passionné, il avait gagné une coquette somme d’argent au tiercé. Papa misait tous les dimanches sans exception, un rituel auquel il ne dérogeait pas. Puis, un dimanche de juin, il l’empocha dans l’ordre. Un pactole pour notre famille aux revenus modestes. Alors cette année les vacances allaient être fantastiques. Les Etats-Unis, rien que ça !! Mais quand on a que 7 ans, la destination parle peu. Alors, j’observais surtout mon frère ainé exulter à l’idée de ce voyage, mes parents préparer avec minutie le séjour à venir.
Pour la première fois, nous allions tous prendre l’avion et mon père voulut faire les choses en grand. Il réserva quatre allers-retours Paris Miami en première classe. Rien n’était trop beau, rien n’était trop cher. De l’aéroport d’Orly à celui de la Floride, le vol parut bien long pour la petite fille que j’étais. Ma patience fut mise à rude épreuve avant d’en prendre plein les yeux.
Tout était démesuré, gigantesque, inouï. Devant les buildings semblant tutoyer les rares nuages dans un ciel clair, je me sentais minuscule. Les plages au sable blond, aux eaux cristallines s’étendaient sur des kilomètres. Et, cette année-là je découvris, les hamburgers, le Coca Cola, les chewing-gums.
En revanche, ce que je ne savais pas vraiment, est que, non loin de nous, un évènement bien plus important se préparait. Les Etats-Unis d’Amérique s’apprêtaient à lancer vers la lune, la première fusée habitée. Un bouleversement planétaire, qui je dois bien l’admettre, me passait un peu au-dessus de la tête, mais pas pour mes parents qui ne voulaient rater ça pour rien au monde. Ils voulaient vivre l’histoire, dire « j’y étais ». Mais toute cette excitation ambiante m’agaçait un peu, moi qui pensait essentiellement à jouer au bord de l’océan avec ma bouée à tête de licorne et mon maillot de bain de « presque grande fille ».
Alors, ce matin du 16 juillet 1969, pas de baignade. Le programme était tout autre. Trouver un taxi de libre pour nous conduire à Cap Canaveral, ne fut pas une mince affaire. Puis, la circulation sur l’autoroute fut dense, nous n’étions pas les seuls à vouloir nous rendre le plus près possible du site de lancement d’Apollo 11. Mon père pestait craignant d’arriver en retard, ma mère quant à elle temporisait la situation un brin tendue et mon frère soupirait, il voulait revoir sur la plage une fille séjournant dans le même hôtel que nous. Enfin, nous parvînmes à destination. Il y avait une foule compacte, serrée. Une fourmilière d’humains répandue sur les plages, les routes, envahissant même les propriétés privées. Chacun cherchant le meilleur spot possible.
Moi, je ne savais pas où regarder, dans quelle direction il fallait la chercher, cette fameuse fusée dont tout le monde parlait. Je me sentais encore à des années-lumière de cette atmosphère un peu folle. Puis, le sol bougea sous mes pieds. De plus en plus fort, un grondement émergeant de la terre me remonta le long du corps. Je vibrais, sensation inquiétante quand on mesure seulement un mètre vingt. Un murmure se propagea parmi la foule. Je vis des personnes pousser des cris de joie, d’autres pleurer saisies d’une émotion trop forte. Elles étaient prises dans une hystérie générale, pour un moment qui ne pouvait se vivre qu’ensemble. Enfin, emportée par l’ambiance hors norme, je finis moi aussi par me joindre au concert des applaudissements nourris. Au loin, un épais nuage blanc montait vers le ciel et soudainement ce bruit. Ce bruit venu des enfers tant il était puissant, effrayant, rugissant. Les têtes, toutes levées à présent, purent observer, dans un déluge de feu, la fusée Apollo, s’élancer vers l’espace, direction la conquête de la lune. La foule des gens amassés passa de l’étonnement à la liesse générale. Nous venions d’assister en direct à un épisode inédit de l’histoire de l’humanité. Ma famille et moi étions aux premières loges d’un instant qui n’avait rien de commun.
Aujourd’hui, je regarde ces clichés avec la tendresse du souvenir à jamais présent dans ma mémoire. Des photos plus précieuses que tout l’or du monde, un trésor inestimable.
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