« Les corneilles de Jeanne C. W. P. »

Le premier récit de notre série « Sur les traces de Marcel Proust et des madeleines » nous fait glisser dans l’univers même de l’auteur. C’est Louise qui s’en est subtilement inspiré. Bonne lecture !

Les corneilles de Jeanne C. W. P.

​Ce jour-là était maussade. Le matin, mon mari m’avait dit :

​- Jeanne, ne m’attends pas ce soir pour le dîner. J’irai au restaurant avec Charles.

​L’hiver, morne et glacial, rendait chaque jour dans notre appartement parisien un peu moins supportable. Je m’ennuyais, j’hésitais entre diverses lectures : le journal et ses titres outranciers, un roman d’aventure banal dont je devinais chacun des rebondissements, et cet ouvrage de philosophie que je m’étais toujours promis de lire, mais où je butais désespérément sur chaque phrase. Finalement, malgré le froid, je décidais d’aller dehors. Au moins, je ne croiserais pas trop de monde et je serais occupée.

​Tout de suite, j’eus mal aux doigts, et je hâtai le pas pour me réchauffer. A chaque fois que le passage d’un fiacre interrompait ma traversée d’une rue, ou que des passants trop lents me poussaient à ralentir, je sentais de nouveau la morsure de l’hiver.

​J’allai au hasard et finis par tomber sur le jardin du Luxembourg. Je m’y rendais rarement, car, en vieillissant, j’avais tendance à passer bien plus de temps dans notre maison en Normandie qu’à Paris.

​Sur l’allée principale, des corneilles cherchaient de la nourriture entre les cailloux. Alors que je m’approchais d’elles, il y eut une rafale de vent plus forte que les autres, et toutes s’envolèrent d’un seul mouvement, comme si elles formaient un seul organisme, en lâchant des croassements rauques et répétitifs. Sans que je compris tout de suite pourquoi, je me sentis violemment émue par ces sons. Pourtant, ils m’étaient désagréables. Mais, en ce lieu, accompagnés par le souffle du vent d’hiver, ils fissuraient la surface du moment présent pour m’en dévoiler un autre, un souvenir heureux. J’avais le sourire aux lèvres, car l’image de mon fils aîné que j’aimais tant, souvent souffrant mais toujours reconnaissant de mes soins, m’apparaissait alors. Mais pourquoi pensai-je à lui à cet instant ? Divers souvenirs de lui tourbillonnaient dans mon esprit, bien qu’aucun ne put m’expliquer cette joie subite. Il fallut une autre plainte des corneilles pour qu’enfin je parvinsse à établir le lien entre celle-ci et mon fils.

​La mémoire, de nouveau stimulée, fit émerger un autre jour d’hiver au jardin du Luxembourg. Les corneilles, sans doute aïeules de celles qui réveillaient mes souvenirs, ne cessaient de croasser. Je me promenais avec mon fils, mais celui-ci me fit savoir qu’il était incommodé par le vent, et qu’il se sentait fort malade. Nous nous étions alors rendus dans son appartement à vive allure, et je lui avais préparé du thé et ces charmants petits gâteaux qu’il appréciait, enfant. Je m’étais réjouie de le voir d’un seul coup changer d’état : son indisposition était déjà loin.

Boire mon thé et goûter mes madeleines l’avait bel et bien métamorphosé : il avait paru d’abord intrigué, puis pensif, et soudain, revigoré, il m’avait parlé de ses souvenirs d’enfance à Combray sans discontinuer.

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