Annie a choisi un sujet délicat pour raconter une nuit d’insomnie. Le récit est fort et ne devrait pas vous laisser indifférent. Bonne lecture !
Et après ?
Dix heures et demie. Onze heures vingt. Minuit dix. Deux heures moins le quart. Couchée dans mon lit, je suis hypnotisée par le cadran et les aiguilles phosphorescentes de mon réveil. En fait, je suis submergée par l’horreur, la colère, le chagrin. Mon cerveau est en ébullition. Des milliers d’images de la journée d’hier s’y bousculent et s’y entrechoquent. Sans répit. Toutes filmées en direct, puis diffusées en boucle sur les chaînes de télévision du monde entier. Une pluie d’encre noire tombe du ciel. Ce sont des hommes et des femmes qui se jettent dans le vide. Fuyant les flammes. Je suis choquée. Terrifiée. Sidérée. Le film d’horreur continue. Les tours jumelles s’effondrent. Des chapelets de zombies en panique fuient, les yeux hagards. Il y a urgence à sortir de cet enfer. Images violentes. Monstrueuses. Insoutenables. Obsessionnelles. Ma tête bourdonne. Inimaginable de voir un avion voler, droit dans une tour. Et, un deuxième. Scénario meurtrier. Envie de vomir. Je me lève ?
L’impact émotionnel est tel qu’il m’est impossible de dormir. Impossible d’oublier ces hommes cagoulés et casqués qui escaladent les montagnes gigantesques de décombres où se glissent sous elles dans l’espoir de sauver quelques vies. Impossible d’oublier ces meutes d’ambulances, filant tous azimuts, sirènes hurlantes. Impossible d’ignorer toutes ces vies brisées ? Ces destins sacrifiés ? Combien sont-ils ? Mille ? Deux mille ? Trois mille ? Plus ? Je pense à eux. J’imagine leur peine. Abyssale.
Les mots de Bush, son appel à « gagner la guerre contre le terrorisme international », résonnent cruellement dans ma tête. Comment en est-on arrivé là ? Je rumine, fulmine, me tourne et me retourne dans mon lit. Assez des discours ! On est au 21e siècle. Pourquoi y a-t-il, toujours et encore, autant de sauvagerie de par le monde ? L’insomnie est là, mais cette nuit, c’est mon amie. Je n’ai pas le droit de dormir tranquille alors qu’au même moment, des familles crient leur douleur, pleurent leurs morts. J’ai besoin de comprendre. D’agir. Moi, je suis vivante. Que faire ? Demain ? Et après ?
Il est trois heures du matin. C’est quoi ce bruit ? Un claquement métallique ? J’ai sûrement mal fermé la persienne de la fenêtre du bureau. Au fait, j’y pense… Il va falloir que je change le fond d’écran de mon ordinateur. Que je choisisse une nouvelle photo. Ce serait indécent de garder celle des Twin Towers que j’ai prise, cet été. Demain, j’archiverai la centaine de photos prises du Observation Desk de la tour sud – tout comme celles des tours elles-mêmes… Il faut laisser du temps au temps. Je les trierai … après… peut-être…
Au fait, quelle heure est-il ? Cinq heures vingt-six. Quand j’y pense… ce voyage à New York était vraiment exceptionnel. Non seulement, j’ai pu voir les grands classiques, la Statue de la Liberté, Ellis Island, le Guggenheim, mais j’ai aussi parcouru, à mon rythme, le trajet du marathon. Un jour, je le ferai, pour de vrai ! Pourquoi pas l’année prochaine ? … Ou après ?
Alors que, pour la énième fois, je me retourne dans mon lit pour trouver le sommeil, mon bras droit heurte mon réveil qui tombe par terre. L’écran… brisé… s’est éteint, pour toujours. Il est mort. Et si au contraire, c’était le début… de la nuit ou d’une nouvelle journée ? Je ne sais pas. Je ne sais plus. Je suis désorientée. Confuse. Perdue. A quoi bon vérifier l’heure qu’il est, à l’horloge de cuisine ? Aujourd’hui, c’est mercredi. Je ne bosse pas. Je vais rester sous la couette. Et, si je ne dors pas dans cinq minutes, je me lèverai pour faire mon jogging… comme d’habitude. Et, après ?
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