Continuons la mise en ligne des dystopies par celle de Joan ! Bonne lecture !
Les jours pâles
Dès le début, dès les premières pluies, mon grand-père nous l’avait dit : « C’est pas normal tout ça. »
A cette époque, je me souviens être resté devant la fenêtre à regarder toutes ces gouttes, toute cette grisaille. Le nez collé à la vitre froide, je regardais pendant des jours entiers le petit cours d’eau dévaler notre rue. A la télé, on parlait de « phénomènes météorologiques sans précédents ». Derrière chaque nuage, il y en avait un autre. Parfois, ma mère regardait avec moi d’un air inquiet ce monstre que la Nature avait libéré. L’école, les services publics, le ravitaillement de vivres et d’essence devenaient de plus en plus rares.
Nous, les enfants, nous adorions tout ce désordre. Mais les adultes avaient peur. Les vieux mouraient plus rapidement. Parfois même, les bébés étaient emportés par des fièvres fulgurantes. Les cris des mères déchiraient alors le silence des rues du village.
Moi je restais auprès de mon grand-père, qui était un des seuls à ne pas s’agiter dans tous les sens. Il m’a appris à pêcher de belles truites dans le torrent, qui n’était autrefois qu’un ruisseau tranquille.
Puis lorsque la terre n’a plus pu contenir toute cette eau, les gens du village ont commencé à paniquer. Bien sûr, le téléphone et Internet avaient cessé de fonctionner. Les villageois se sont alors décidés à construire des abris en hauteur, sur les flancs de montagne. Les vols de nourriture se multipliaient. Le troc était devenu la règle. Sans mon papi, nous serions morts de faim. Il négociait son poisson et ses grenouilles contre quelques légumes, ou même contre un peu de pain.
Les problèmes de santé, de malnutrition pullulaient. Les enfants étaient couverts de plaques rouges. Les pandémies de grippe et de gastro-entérite, dues à l’humidité et à l’eau croupie, d’où jaillissait des nuées de moustiques, emportaient des villages entiers.
Nous ne savions pas ce qui se passait au-delà de la vallée. Mais nous étions de moins en moins nombreux sur les chemins de montagne. On dit que la pluie est tombée sans interruption pendant quatre ans. Au bout de quelques semaines, je n’ai plus compté.
Huit mois après les premières averses, mes parents et ma jeune sœur de deux ans sont morts d’une fièvre sous une simple bâche ruisselante. Je fus alors comme anesthésié, figé face aux yeux exorbités de ma mère. Mon grand-père a attendu que je leur dise au revoir une dernière fois, puis nous sommes partis tous les deux à travers les sentiers de montagne. Il disait qu’il valait mieux être en mouvement, car les bandits rôdaient autour des campements, en faisant des choses que je ne nommerai pas ici…
Ma petite main dans celle plus rugueuse de mon papi, nous avons tourné le dos à la vallée, autrefois fertile, qui est ensuite devenue un lac gigantesque. Nous nous sommes enfoncés dans des régions aux reliefs escarpés. Il fallait se cacher dès que nous entendions des bruits, ou même des voix lointaines. Pour cuire les quelques aliments dénichés dans la journée, nous allumions un feu, de nuit. C’était plus prudent. Partout, les insectes envahissaient l’air. Il fallait faire attention aux serpents d’eau, qui, même s’ils étaient fins et petits, avaient un venin terrible. Nous marchions sans réfléchir dans une boue sans fin. Les jours étaient si pâles… Au fil de tout ce temps, je suis devenu de plus en plus sauvage et silencieux…
Un jour, mon grand-père s’est effondré de fatigue sur un sentier rempli d’orties. Je l’ai couché sous un buisson. Il m’a dit qu’il était malade depuis plusieurs semaines, et qu’il était désolé. Il est mort dans la nuit en fixant le feu, doucement. Il m’a laissé tout seul dans cette montagne. J’ai pleuré cette fois, presque autant que ces maudits nuages…
J’avais environ seize ans ce soir-là. Ce fut cette nuit que j’ai parlé tout seul pour la première fois. Je savais que j’étais en train de devenir fou, mais j’avais besoin de continuer à parler à mon grand-père, avec qui j’avais partagé tant de silences.
J’ai alors vécu comme un animal solitaire, dans des grottes, en compagnie de quelques rapaces vigilants. Partout dans la montagne, des cadavres de bêtes, et d’hommes aussi. Dans mes monologues, je me répétais que la Nature en avait eu assez de nous.
Je ne sais pas quel âge j’ai aujourd’hui, mais j’ai quelques poils blancs sur ma barbe. Je viens de trouver un cahier en bon état et un crayon à côté d’un squelette humain. J’en profite pour écrire ces quelques lignes, car je sais que je vais mourir dans pas longtemps. J’ai des vertiges de plus en plus forts, et je n’arrive plus à marcher. J’aurais dû me méfier lorsque j’ai vu le visage souriant de mon grand-père dans une des rares éclaircies. La lumière du soleil avait le même éclat que ses yeux lorsqu’il me regardait. Je vais m’allonger un peu, pour me reposer. Je reprendrai mon écriture après.
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