C’est une lettre tout en délicatesse qu’Adélaïde partage aujourd’hui avec nous. Bonne lecture !
La déchirure
Mon cher petit bonsaï,
J’ai tant aimé prendre soin de toi. J’ai adoré choisir ton pot, bleu, aux ouvrages délicats. J’ai mis du temps à trouver l’endroit parfait pour toi, sur le vaisselier blanc dans le salon. Mais surtout, j’ai appris avec toi à prendre soin d’un être vivant au quotidien : t’arroser, te placer sous la bonne lumière, te nourrir, te sculpter, t’aider à grandir, te faire une beauté. Et, chaque jour, je t’ai vu renaître, verdir, grandir, t’épanouir.
Tu es peu à peu devenu le centre de ma vie. Je pensais à toi tous les jours. J’avais peur que la chaleur t’étouffe, je craignais que le froid te paralyse, ou encore que cette sécheresse t’atteigne. Et tous les jours en rentrant chez moi, mon premier réflexe était d’aller te voir. Les quelques fois où je suis partie en week-end ou en vacances ont été les pires. Je t’ai laissé aux soins d’autres, avec le ventre noué, l’angoisse qu’ils ne prennent pas assez bien soin de toi.
Personne ne me comprenait. C’est qu’un arbre qu’il me disait, au pire, tu en prends un autre et puis c’est tout. Ils n’ont jamais compris ce que tu signifiais pour moi, ce que tu m’apportais.
Je me souviens quand tu es arrivé chez moi, rachitique, quelques feuilles éparses et à peine quelques centimètres. Je t’avais vu par terre sur un trottoir, abandonné. Tu n’étais pas au mieux et tu m’as fait pitié. J’avais l’impression que tu avais grandi sous un vent continu venant de la terre : tu avais un air ébouriffé, seules tes branches hautes étaient vertes, laissant blanches le bas et le tronc, comme s’ils étaient morts.
Je me souviens aussi avoir été déçue par ton essence, un simple thuya, de chine, soit, mais un thuya. L’arbre qui envahit les jardins, qu’il faut tailler tous les ans… et pourtant tu avais besoin de moi. C’est comme ça que j’ai commencé à penser à toi tous les jours : comment tu allais, comment tu te plaisais chez moi, ce que j’allais pouvoir faire pour toi en rentrant…
Et toujours, les autres pensaient que j’étais folle, ils ne comprenaient pas ce que tu m’apportais, pourquoi je te considérais presque comme une personne. Ils n’ont jamais su que tu étais ma bouée de sauvetage, la seule chose que me donnait un objectif. J’avais au moins une mission à accomplir : te garder en vie, et si possible de donner une belle vie. C’était la seule chose qui m’importait. Ton importance était démesurée car tu es arrivé à un moment de ma vie où je n’avais plus rien, même plus l’envie de vivre. En prenant soin de toi, j’ai pris soin de moi : me lever, me laver, m’habiller, me nourrir. Chaque mouvement pour moi était pour toi.
Tu m’as tenu compagnie pendant deux ans. Toi aussi tu m’as vu renaître, pas à pas, geste par geste. Mais aujourd’hui, je dois te laisser. Chaque regard vers toi me rappelle mes idées noires, les journées sur le canapé sans pouvoir me lever, les journées à me lever sans savoir comment j’allais survivre à la journée, les efforts à fournir pour pouvoir continuer à vivre. Soyons réaliste, tu n’es pas un très beau bonsaï bien équilibré, bien proportionné. Mais je t’aimais comme ça, tu me faisais penser à moi. Maintenant chaque coup d’œil vers ton air envolé, me rappelle la douleur. Celle qui s’en est allée.
Alors pour la laisser partir à jamais, je dois me séparer de toi. Je vais te confier à quelqu’un qui à toute ma confiance. Je sais que tu vas me manquer, ça me fend le cœur de te voir partir, mais c’est la seule manière d’avancer. La seule manière de vivre.
J’espère que tu te plairas dans ta nouvelle vie et que tu y apporteras autant de bonheur que tu m’en as apporté.
Adieu,
Ta soigneuse
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Photo : Adélaïde Cuadrado
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