« Lettre de Masakazu »

C’est dans un tout autre registre qu’Annie a imaginé cette lettre de Masakazu à son ami bonsaï. Un récit engagé ! Bonne lecture !

Lettre de Masakazu

Mon cher ami,

Voici l’heure venue pour moi de te dire adieu… Ma décision est mûrement réfléchie, crois-moi. Tu vas bientôt fêter ton centième anniversaire, pourtant je ne serai pas là pour te le souhaiter, comme l’on fait dans le passé, mon père et mon grand-père.

Sans aucun doute es-tu étonné de cette nouvelle, moi qui, hier encore, te choyais, veillais au degré d’humidité de ton substrat recouvert de mousses bien vertes, qui t’entourais de mille autres gestes sacrés ! Je tenais à t’accompagner jusqu’au bout. Demain, je te confierai aux mains expertes des jardiniers de l’Arboretum de Koiskikawa.

Je sens que tu brûles d’impatience de savoir pourquoi je t’abandonne… J’ai grandi, je suis un homme maintenant. J’ai beaucoup appris à l’université… en botanique, en histoire des civilisations, en philosophie, en poésie… J’ai aussi parcouru le monde. J’ai rencontré des esprits qui m’ont ouvert à d’autres appréciations de la nature. Comment te dire ?… 

Je ne supporte plus de voir tes racines se frayer un chemin parmi les fissures de roche. Je ne supporte plus de devoir t’haubaner pour écarteler ta ramure. Je ne supporte plus de voir tes cicatrices au point d’ancrage, une fois les ligatures enlevées, et ce, malgré le petit morceau de caoutchouc intercalé entre ton écorce et le fil sous tension. Je ne supporte plus de tailler et retailler tes jeunes pousses pour maintenir l’harmonie de ton feuillage. Je ne supporte plus de te voir figé, immobile, prisonnier d’une toile de fils de cuivre. Je ne supporte plus de te voir vivre dans un joli pot en porcelaine de 50 centimètres de côté, sur la tablette du salon. Je ne supporte plus de devoir te torturer ainsi, comme l’ont fait mes ancêtres. Je ne supporte plus tous ces codes esthétiques. Bref, de quel droit devrais-je continuer à te martyriser ?

Oui, je suis un rebelle. À une autre époque, je me serais sans doute révolté contre la coutume des pieds bandés, pratiquée en Chine, sur les jeunes filles ou contre les colliers des femmes-girafe, en Birmanie. Oui, je sais, tu es un arbre, pas un homme, ni une femme… Mais, voilà, maintenant je fais partie de ceux qui luttent contre les modifications particulières sur une espèce. Tu sais, les arbres sont plus complexes que l’on croit. Et, si vous communiquiez entre vous ? Et, si vous possédiez une mémoire ? Je veux être chercheur en écologie forestière pour démontrer que le monde végétal est doté d’intelligence. Je reconnais que c’est encore pour beaucoup une chose difficile à admettre. Je pars rejoindre une équipe scientifique. Je ne saurai être complice d’un tel désastre. 

Mais avant de partir, je voudrais te souffler une petite chose à l’oreille. Quand tu seras dans la serre, parle à tes nouveaux copains ! Raconte-leur ce que je t’ai dit ! Dis-leur que nombre de vos congénères sont LIBRES ! Qu’ils provoquent aussi la joie et l’admiration ! En France, par exemple, certains remportent le concours du plus bel arbre. Imagine, cette année, c’est un châtaignier de 300 ans qui a remporté la première place ! Le colosse culmine à 12 mètres de hauteur et sa couronne atteint 18 mètres de large. Autrefois, il se développait à son aise au beau milieu d’une prairie. D’arbre des champs, il est devenu arbre de ville. Il fait la fierté des habitants de la Celle-Saint-Cloud, près de Paris. Alors, VOUS, les bonsaïs, n’attendez plus ! Indignez-vous ! Organisez la rébellion ! Bonne chance !

Ton ami qui te veut du bien,

Masakazu