« Mémoire »

Démarrons aujourd’hui notre série d’histoires, imaginées à partir de « Bardadrac », avec celle signée par Anne. Un récit tout en puissance. Bonne lecture !

Mémoire

Les rayons de soleil matinaux illuminaient l’immense pièce à travers les vitraux du plafond. Il y avait là, accrochés sur tout un interminable pan de mur, d’immenses photos de paysage en noir et blanc alternant avec des tableaux d’un artiste inconnu.

Se reflétant dans un miroir Belle-Époque quelque peu terni par les années, on pouvait apercevoir un piano de grande facture enseveli d’une montagne de partitions de musique. A côté, sur un trépied, une guitare étincelante. Sur une table basse en bois rouge, différentes photos d’une même famille à travers des générations. Au-dessus, des poutres d’un autre âge servaient d’accroche à des marionnettes à fils semblant venir des cinq continents. Au bout de la pièce, on pouvait apercevoir la naissance d’un escalier sur le poteau duquel pendaient des chaussons de danse visiblement usés par des années de pratique. Sur une grande table en chêne avaient été éparpillés des cahiers, pour certains entièrement manuscrits. Je reconnus au milieu d’entre eux les magnifiques boucles d’oreille en argent et cornaline que Gerda avait portées, lors de la dernière soirée à Paris, avec Robert et nos amis avant de rejoindre le front espagnol.

Je les pris dans mes mains comme une relique. Je me souvins de cette soirée inoubliable qui avait rassemblé André, Robert, Elsa et les autres, entre débat houleux, passionné et fous rires. Gerda s’était même laissée aller à nous jouer un mouvement des gymnopédies. J’entrouvis un de ses cahiers, l’un de ses derniers. Gerda y retraçait ses différents voyages, ses pensées, ses réflexions sur le rôle du photographe de guerre.

Gerda était tantôt impétueuse, tantôt raisonnée mais rien ne l’arrêtait. Elle ne connaissait pas la peur. Mais ce que j’aimais en elle, c’était son humilité. Les grandes photos des Asturies qui surplombaient ce sofa d’une autre époque n’étaient pas d’elle. Pourtant certains de ces clichés égalaient même ceux de Robert.

J’effleurais les chaussons de danse que j’avais toujours connus à cette place. Elle les avait gardés malgré le peu d’intérêt que cette activité forcée avait suscité tout au long de son enfance. Elle tenait à ne pas oublier. Je me souvins de ses dernières paroles à la fin de cette soirée endiablée : « Ruth, je te promets dès que je reviens de Madrid, je te réserve une soirée, rien qu’à toi. » Ses mots enjoués résonnent encore dans ma tête et dans mon cœur. Ce fut la dernière fois. Il y a tout juste six mois que ce p… de char t’a arrachée à la vie. Je vais de temps en temps sur ta tombe au Père Lachaise, mais je préfère venir me souvenir de toi vivante dans cette pièce où chaque objet me rappelle une partie de toi.

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