Le récit d’Annie vous réserve une surprise inédite ! Bonne lecture !
Un heureux hasard
Samedi 12 août. On devrait approcher les 30 degrés cet après-midi. Trop envie de sortir de la maison à la chaleur étouffante et pourquoi pas d’écrire le chapitre suivant de mon nouveau roman policier au Balto ! Ce n’est certes pas toujours facile de trouver l’inspiration dans une brasserie, mais je me régale d’observer tout ce petit monde qui y grouille.
Après un déjeuner léger, je remonte la rue Ravera. La salle de restaurant est pleine à craquer. C’est la fin du marché. Dans un coin, les parieurs règlent leurs derniers pronostics. Au comptoir, les habitués commentent le journal devant un ballon de rouge. Les sportifs du canapé et de la télé lisent l’Equipe, tandis que les autres, aux doigts jaunis par la cigarette, épluchent Le Parisien libéré à la recherche d’un fait divers sanglant, de préférence. Au fond de la salle, un couple, la trentaine, roucoule sur la banquette en skaï rouge. Vu leur ardeur, on dirait qu’ils savourent leur illégitimité. Près de la vitrine réfrigérée où s’empilent tartes et entremets du jour, trois vieilles en noir refont le monde devant une Suze.
II reste une table de libre à l’ombre d’un parasol, en terrasse. Je m’y pose, sors mon cahier et mon petit carnet. Antoine, le serveur au visage buriné par des années de labeur, approche en s’essuyant les mains sur un tablier d’une autre jeunesse.
« Un café allongé et une eau bien fraîche, s’il vous plaît ! »
Une famille à la table d’à côté se régale de pizzas et de saucisse-frites. Me voilà prisonnière de puissantes effluves mêlant huile de friture, oignons grillés et fromage fondu. Vivement qu’ils en finissent pour que ces relents se dissipent et que je puisse me concentrer sur les arômes rafraîchissants de la boisson de mon enfance !
Deux heures sonnent au clocher de l’église Saint-Hermeland qui fait face au Balto. Des agents des services funéraires suivis de près par des proches du défunt, des amis, des voisins sortent d’un pas mesuré. Derrière le cercueil. Un poids plume. De couleur blanche. Je reste, là, l’œil hagard. Le serveur me tire de ma rêverie. « Vous prendrez autre chose ? » Surprise, je renverse d’un geste maladroit, ma carafe d’eau… sur mon voisin de la table d’à côté. Un homme, légèrement hâlé. Très classe. Polo rose pastel et pantalon de lin gris perle. Sandales en toile. Lunettes noires. Il n’est pas d’ici celui-là !
– Oooh… je suis vraiment désolée !
– No need to be sorry ! me répond l’homme en affichant un large sourire.
– Vous êtes Anglais ? Américain ?
Il me raconte qu’il vient d’Hollywood, qu’il fait les repérages de son prochain film, qu’il tournera des scènes dans les petites ruelles pavées du centre-ville… « So gorgeous ! »… Il ajoute que son scénario est inspiré d’un récit trouvé sur internet, sur le site d’ « A Mots croisés », une association balnéolaise qui publie les travaux de ses écrivants au fil des ateliers d’écriture. « Une histoire pas piquée des hannetons » est celle d’Edouard Pluchet, décédé des suites d’un accident du travail, en essayant de réparer un réverbère à gaz, place Dampierre. Un cantonnier illettré qui capturait, à la belle saison, hannetons et vers blancs. Pour chaque kilogramme d’insectes livrés au Secrétariat de la Mairie, il recevait, comme tout un chacun, une prime de quarante centimes. C’était un revenu inespéré pour lui qui jouissait d’un traitement annuel de 1.200 francs. Ce petit butin, il l’a légué, dans les années 1900, à la ville pour acheter des livres aux enfants de l’école primaire.
Je ne peux m’empêcher de dire à mon interlocuteur que le hasard fait bien les choses, que c’est moi, Annie, qui suis l’auteure de cette courte nouvelle, basée sur des faits réels recueillis auprès des archives communales à l’occasion des Journées nationales du Patrimoine 2017. Il est subjugué. Heureux car il était aussi à ma recherche. Me pose mille et une questions. On parle … beaucoup. C’est le serveur qui nous ramène à la réalité. L’heure de fermeture du bar approche. Je note le numéro de téléphone de Stanley. On se reverra d’ici quelques mois pour le tournage … et bien sûr, il m’invite à Hollywood pour la sortie du film !
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Lire le récit imaginé en 2017 par Annie Lamiral
L’honorable fin d’Edouard Joseph Pluchet
Ou Une histoire pas piquée des hannetons
Le 25 février 1903
Ma chère Eugénie,
Voilà plusieurs jours déjà que je me promets de vous écrire cette missive. J’avais une bonne excuse pour retarder mon récit. Le chemin des Maraîchers était si glacé en janvier que je ne pouvais me rendre au bureau de poste et de télégraphe, rue de Fontenay. L’histoire que vous allez découvrir est certes un peu longue, mais d’une extrême importance. C’est mon ami, votre cousin, Edouard Joseph Pluchet, qui m’a chargée de vous la relater.
Peu avant Noël, le maire de Bagneux, Théodore Tissier, a pris un arrêté municipal sur le balayage des neiges et des glaces lequel précisait : « En temps de gelée, les propriétaires et locataires sont tenus de casser ou de faire casser les glaces et balayer les neiges au-devant de leurs maisons, boutiques, cours, jardins et autres emplacements jusqu’au milieu de la rue. (…) En cas de verglas, il est enjoint aux habitants de jeter des cendres, du sable, des gravois ou du mâchefer. (…) »
Votre cousin avait été bien entendu sollicité, dans sa fonction de cantonnier de chemins vicinaux, pour faire respecter cette instruction par tous les Bagneusiens.
Le 31 décembre, en fin d’après-midi, votre cousin fut diligenté personnellement par Monsieur le Maire pour nettoyer un bec de gaz, à l’arrêt du tramway, Place Dampierre où le pauvre homme fit une chute fort malheureuse de son échelle. Il fut transporté à l’Hôpital Cochin, le diagnostic tomba : violent traumatisme crânien avec fracture des deux jambes et plaie profonde à la main droite, l’une des vitres lui ayant entaillé le pouce. Vous connaissez la suite… Il décéda, quelques jours plus tard, la gangrène ayant envahi la plaie, vraisemblablement infectée par le mâchefer ou les gravois. Comme ces lésions avaient entraîné un procès-verbal de déclaration d’accident du travail, la Justice de paix de Sceaux ordonna à la municipalité de régler non seulement les 3,34 francs par jour de dépenses occasionnées pour son traitement, mais de l’inhumer en concession perpétuelle au cimetière communal du Pas-Rond, en reconnaissance de ses bons et loyaux services à la ville, pendant plus de quarante ans.
Sur son lit d’hôpital, Edouard, voyant sa mort prochaine arriver, me confia une mission. Depuis l’ordonnance concernant le hannetonnage en date du 5 avril 1898, il capturait, à la belle saison, hannetons et vers blancs dans votre jardin, comme vous l’en aviez prié. Pour chaque kilogramme d’insectes livrés au Secrétariat de la Mairie, il recevait, comme tout un chacun, une prime de quarante centimes. Il conservait ces quelques sous chez vous, assuré qu’ils y seraient à l’abri des regards et des voleurs. C’était un revenu inespéré pour lui qui jouissait d’un traitement annuel de 1.200 francs.
Il m’a donc prié de vous demander de vous rendre au fond de votre jardin et d’y desceller la cinquième pierre du muret situé devant l’appentis. Vous y trouverez cachée, derrière dans une cavité, une petite boîte en fer blanc, avec ses maigres économies ainsi que la recette de la collecte des insectes. Vous voudrez bien faire don de cette somme à l’Ecole de Garçons pour qu’elle achète quelques ouvrages destinés à la bibliothèque scolaire. Lui – qui avait tant regretté d’être illettré – voulait davantage d’instruction pour les jeunes et surtout, des admissions dans les écoles supérieures de Paris puisque personne de Bagneux n’avait encore réussi à accéder à l’enseignement dit « primaire supérieur ».
Voilà, ma chère amie, les dernières volontés de votre cher cousin, Edouard. J’espère que cette missive vous trouvera en bonne santé.
Mes respectueux hommages,
Octave Bioret
Sans attendre, je courais au fond du jardin. Le muret était recouvert d’une épaisse couche de mousse que j’écartais rapidement. Une, deux, trois, quatre, cinq. J’exerçais un mouvement de pivot sur la pierre qui, bientôt, se désolidarisa et tomba par terre. J’extrayais la boîte avec précaution, l’ouvrais et découvrais une liasse bien ficelée dans du papier journal. Je comptais pièces et billets : 403,54 francs. Au-delà de ce trésor – qui représentait une fortune à l’époque – je découvrais mon aïeul à travers ces lignes. Un homme simple, bon, dévoué, lucide jusqu’au dernier jour et surtout visionnaire. Si seulement, je pouvais lui dire qu’un lycée allait maintenant ouvrir à Bagneux !
Dès le lendemain, je déposais une somme équivalente à la Caisse des Ecoles. Après plus d’un siècle, le vœu d’Edouard était enfin réalisé.
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