C’est au tour de Maximilien d’ouvrir … ou non la porte !
Bonnes fêtes
Franck lézarde sur son canapé qui n’est plus de première jeunesse. Son week-end se termine par ce vague à l’âme qui lui sied à merveille. Les boîtes à pizza, cadavres de bières et mégots de cigarettes sont les derniers vestiges de cette fête qui se tenait chez lui la veille. Impossible de se remémorer les motifs de cette sauterie organisée sur le tard. Et d’ailleurs, est-ce qu’il a vraiment besoin d’un prétexte pour se mettre minable ? La trentaine bien avancée, et la solitude patiemment cultivée. Il évite particulièrement de gamberger sur ce mal-être qui tasse ses épaules. Ne reste que ces deux yeux pochés de fatigue, cette tête d’adulescent mal rasé et cette haleine caféinée des mauvais jours.
Mais un bruit strident s’impose à lui, et vient secouer son esprit embrumé. On sonne à la porte. Puis, plus rien. Quelques secondes de silence. Le temps que Franck comprenne que, oui, quelqu’un souhaite l’emmerder un dimanche matin. Peut-être un copain qui a oublié quelque chose, ou un chieur de voisin qui n’a pas apprécié d’écouter Renaud cette nuit. Ni l’un ni l’autre. Juste un vieux à la barbe jaunâtre, au manteau rouge et au ventre tombant. Il salue Franck comme on saluerait un ami de longue date, en lui tapotant l’épaule. Il pénètre dans le salon, squatte le canapé et crie à Franck de lui faire un kawa. Sa route était longue, il est un peu crevé. La Senseo qui crisse remet les idées de Franck en place. Il a mille et une raisons de ne pas faire un café à quelqu’un qu’il ne connaît visiblement pas. Et pourtant, il s’exécute. Bien décidé à savoir s’il peut tirer quelque chose de palpitant dans sa vie monotone, il joue le jeu. Le café pour monsieur, et un reste de whisky pour lui. Le vieux se déchausse. Des chaussettes trouées, évidemment. Et un superbe oignon qui trône sur son gros orteil. Entame gênante de Franck :
« Des pieds de marcheur, dit-il.
— J’étais plus présentable quand t’étais môme, je le sais bien »
Franck n’a jamais été très famille. Il a quelques difficultés pour garder en mémoire les prénoms de celles et ceux qui venaient le visiter une à deux fois par an. Le vieux n’a pas le gros pif génétique, et rien dans son regard ne lui rappelle un éventuel oncle perdu de vue. Et cette voix enjouée du mec qui a tout vu tout connu :
« T’étais pas du genre joyeux, faut dire. Jamais content des jouets que je te refilais. Et c’était quoi cette manie de les cacher pendant des semaines ? Parfois, même avec le papier d’emballage. J’ai jamais su si tu voulais faire ton intéressant ou si t’avais un pète au casque. Et sadique comme pas deux. Toujours à poser des pièges à la con. Dans la cheminée, surtout. Comme si j’avais que ça à foutre de passer par là. »
Le monologue du vieux n’est interrompu que par le bruit des ongles de pied qu’il arrache par intermittence. Et Franck ne dit rien. Le vieux plante un décor dont il se souvient parfaitement. Est-ce que cela mérite plus qu’un haussement d’épaules ? Pas vraiment, selon lui. Et puis on sonne une deuxième fois à la porte.
Encore un barbu mais plutôt noiraud. Tout aussi mal fagoté, mais dans un genre « retour de soirée cuir-moustache ». Ce visage noirci au charbon n’a pas l’air non plus très progressiste mais Franck est bien du genre à s’enticher de n’importe qui. L’inconnu s’adresse à lui dans un patois étrange, il mâchouille ses mots et l’oreille flemmarde de Franck ne discerne rien dans ces intonations en montagnes russes. Puis un rictus, qui laisse à découvert quelques dents avec de belles nuances de jaune. L’hirsute se tait mais pointe du doigt le plat de Franck qui traîne par terre dans le couloir. Un reste de gâteau de l’espace un peu loupé, mal dosé. Franck lui coupe une part et l’invite à rejoindre le salon. L’inconnu fait un clin d’œil au vieux rouge et s’installe maladroitement à ses côtés. Il enfourne son space cake, bredouille quelques mots inaudibles et recrache le tout sur le tapis shaggy. Tout le monde en rigole, sans vraiment savoir pourquoi. Puis une voix grave se fait entendre, sur un air désabusé. Finalement, l’inconnu sait s’exprimer en français :
« C’est un étouffe-chrétien ton machin. Tu te souviens du pain d’épices de ta mère ? Évidemment que tu t’en souviens. Tu mangeais tout d’une traite, tu mâchais comme un doux dingue, puis tu recrachais sur le visage de ta petite sœur. Et tu n’avais jamais de torgnole, pas une seule fois. Et tu étais bien le seul à ne pas avoir peur de moi dans ton école de campagne. Limite, toi, tu me faisais peur. »
Franck ramasse le bout qui traîne sur le tapis et souffle dessus à la manière d’un enfant qui pense avoir trouvé la formule magique pour conjurer la saleté. Il avale le morceau, quitte le salon en laissant les deux vieux faire leurs affaires et se retire aux chiottes. Rien à expulser ou à vomir. Juste le besoin d’être à l’écart, à l’étroit. Quand il était gamin les toilettes étaient pour lui une sorte de cabane, un endroit où il avait le sentiment de tout contrôler. Mais il n’est plus un gosse dorénavant, même s’il n’a pas non plus le sentiment d’être un adulte. Toujours est-il qu’il doit faire bonne figure pour ses invités et ne pas rester ici des heures. Il rejoint son salon mais les deux vieux, manifestement, ne sont plus là.
À la place, juste un type. Le dos droit, sa tasse de café dans les mains. Juste un type gêné, qui sauve les apparences. Personne d’autre n’a pourtant sonné à la porte, mais il est là. Sa bouche pincée, sa raie sur le côté et ses lunettes de bon élève. Franck, en le regardant, n’y puise qu’une certaine dose de colère. Assez pour trembler de la main droite, mais pas encore le bon niveau qui lui permettrait de parler. De dire quelque chose, enfin, à ce type. Et à ces vieux qui ne sont plus là. Mais au lieu de ça, Franck reprend une part de gâteau et écoute la litanie des excuses :
« Désolé de ne pas avoir été là. Désolé d’avoir été lâche. Et de l’être encore aujourd’hui. Et désolé de te mettre dans l’embarras. Je ne t’aide pas. Je m’aide moi, surtout, et ça doit te faire une belle jambe de voir un type qui débarque, et qui prétend être ton père alors que tu as fait sans, jusqu’à aujourd’hui. »
Franck quitte à nouveau son salon. Il a un gâteau à finir et une soudaine envie de pisser. Il n’a jamais aimé les fêtes.
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