Raconter « Un moment de l’été … », challenge accepté pour Annie, écrivante d’A Mots croisés ! Elle a choisi de partir à la rencontre de ses souvenirs d’enfance et de consacrer – un peu plus que trente minutes – à l’écriture de son récit.
Vous êtes prêt.e ? Annie va vous transporter dans le passé avec son récit intitulé : « Piégée, l’été de mes six ans… »
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1958. L’année de mes six ans, l’année où j’allais rentrer à la grande école ! L’année où, pour la première fois, nous sommes partis en vacances, à la montagne, dans les Alpes du Dauphiné !
Nous sommes le 15 juillet. Mes parents me disent qu’on va à Briançon assister à l’arrivée de l’étape du Tour de France. En réalité, je ne sais pas trop ce que cela veut dire, je n’ai jamais vu d’images*. J’entends bien, chaque après-midi, le transistor brailler les noms de Darrigade ou de Bahamontès. A l’heure de l’apéro, je vois mes parents trinquer à la santé du vainqueur d’étape. Depuis une dizaine de jours, ils se passionnent pour ces cyclistes qui, aux dires des reporters, grimpent les cols « en danseuse » pour dévaler ensuite leurs pentes « en roue libre ». Papa et Maman parlent d’échappées, de contre-la-montre, de peloton, de maillot jaune, de maillot vert, de maillot à pois et de voiture-balai. Des mots, encore des mots qui ne signifient rien pour moi.
Bref, ce matin-là, je suis plutôt contente de quitter Le Parcher pour aller en ville. Certes, j’ai un peu mal au cœur dans la Simca 8 qui roule pourtant doucement sur les chemins étroits, le long de la vallée de l’Onde. Papa et Maman sont vraiment heureux, tout aussi impatients que moi d’arriver dans la ville fortifiée. Après un succulent pique-nique sur le glacis du Champ de Mars, on se poste tout au bord de la route. On n’est pas les seuls à attendre. Comme tous les enfants, je suis assise au bord du trottoir, mon chapeau de paille vissé sur la tête car le soleil cogne !
La voix nasillarde de l’animateur radio résonne dans les hauts-parleurs. « Ici, la Route du Tour de France ! Bienvenue à tous sur cette 20e étape Gap-Briançon, 165 km en passant par les cols de Vars et de l’Izoard. Le peloton file à toute allure sur la Roche-de-Rame. C’est Federico Bahamontes qui est en tête. La caravane du Tour entre maintenant dans Briançon. D’ici quelques minutes, elle arrivera sur le Champ de Mars !»
Tonnerre d’applaudissements. La foule crie son enthousiasme. L’heure H va bientôt sonner. Papa et Maman me disent de me relever. « Tu ramasses tout ce qu’ils envoient ! Tiens, prends le panier ! » Je ne sais pas trop ce qui m’attend, mais je suis fière de faire plaisir à mes parents.
Soudain, on entend un tintamarre de klaxons deux-tons, de la musique et des réclames qui passent sur Radio Luxembourg. Je trépigne d’impatience. Ça y est, sept motos aux couleurs Cinzano déboulent, conduites par de vrais acrobates ! Je suis excitée comme une puce. Imaginez, ils se mettent debout sur leur moto tout en roulant ! Vient ensuite un groupe de voitures bleues en forme de bouteilles de gaz, suivi d’un camion surmonté d’un énorme bonhomme blanc, tout en pneus, le Bibendum Michelin ! La camionnette des Laines Pernelle offre des chapeaux en papier, celle du Journal de Mickey distribue des visières en carton et des buvards. Derrière elles, les piles Wonder « qui ne s’usent que si l’on s’en sert ! » et les cachets d’aspirine : « Vite un comprimé Croix-Blanche, ça va mieux, ça va bien ! » Je suis fascinée par les grosses mouches décimées par l’insecticide Fly Tox, un tube géant surmonté d’une pompe ! Maintenant, j’aperçois la « Vache qui rit » trônant sur le toit d’une voiture. Les savons Le Chat donnent des savonnettes miniatures, le chocolat Menier des barres de chocolat et le Nain gourmand des sucettes de toutes les couleurs. Mon panier se remplit, ma joie va crescendo ! Quand l’auto de la marque Bic passe devant moi, je reçois une poignée de drôles de crayons transparents comme du cristal ! Le véhicule de la marque Soupledur s’arrête un court instant pour mettre dans mon panier des gobelets colorés et une boîte à œufs ! Je me tourne vers mes parents, ils sont ravis ! Puis arrive la voiture de la Chicorée Leroux qui distribue fanions et décalcomanies. Une camionnette Scotch jette des centaines de petits rouleaux sous cellophane ! J’en ramasse une bonne dizaine ! Pour parachever ce défilé, à la fois coloré et bruyant… Yvette Horner ! La Reine du musette, coiffée d’un sombrero et juchée sur le toit d’une voiture pleine de chromes, égrène à l’accordéon les refrains de la musique « Mon Tour de France ». Le public est en liesse !
« Les coureurs ne vont pas tarder, ma chérie ! », me dit Maman, en me tendant une gourde et mon goûter. Je m’assieds au bord de la route pour boire ma grenadine et déguster mon morceau de pain avec quelques carrés de chocolat Kohler, récompenses bien méritées ! En regardant le ciel bleu ardoise, je rêve à mon panier en osier, rempli de trésors !
Les sifflets des gendarmes en moto annoncent l’arrivée des coureurs ! Ils sont là ! Bzzzt, presque pas le temps de les voir passer ! La ligne d’arrivée est envahie par des spectateurs qui tendent leur carnet d’autographes à leurs champions. « Allons, viens, ma chérie ! On rentre vite pour ne pas être bloqués dans les bouchons ! »
Sur le chemin du retour, je m’endors pour ne me réveiller… que le lendemain matin ! Au petit-déjeuner, je pose mille questions. « C’est quoi ces gobelets ? Ces rouleaux, ça sert à quoi ? C’est bizarre ces crayons ? On dirait qu’il y a une bille au bout ? C’est de l’encre, Maman ? » Mes parents m’expliquent patiemment que de nouveaux produits entrent dans notre quotidien et qu’ils sont pour la plupart … à base de plastique ! Je scrute les gobelets sur tous les côtés. Puis, la boîte à œufs et les stylos. Tous sont si lisses et légers. Je suis stupéfaite par ce ruban adhésif, transparent comme du verre et qui colle sans qu’on le mouille avec la langue ! Je reste bouche bée, abasourdie par tous ces objets jusqu’alors inconnus. Quand Maman me donne le gobelet rouge « Ce sera le tien ! Papa aura le bleu et moi l’orange ! », elle ne comprend pas que je n’affiche pas un grand sourire. Face à cette abondance étonnante d’objets gratuits, je balbutie : « … Mais j’aime bien nos timbales en alu … »
Au fil des ans, les jouets et objets de mon enfance sont remplacés par leurs clones … en plastique de toutes les couleurs. Adieu, ma poupée en chiffons à la tête en carton bouilli ! Adieu, mes dînettes en porcelaine ! Puis, j’ai remarqué qu’il fallait dire aussi adieu à nos paniers en osier et filets en coton, aux emballages en papier ou en carton, aux yaourts en pot de verre, aux casseroles en aluminium – et j’en passe ! Idem pour la laine, le lin ou le coton… remplacées par les fibres synthétiques (dralon, rhovil, polyester, polyamide, etc.) qui ont envahi notre quotidien. Les femmes portent des bas nylon. Le monde danse sur des vinyles ! Les enfants découvrent les fameuses briques emboîtables Lego, les poupées Barbie et raffolent des surprises (en plastique) cachées dans les paquets de Bonux ! Les jeunes se déhanchent en rythme, dans les discothèques, en faisant tourner leurs hula hoops ! Maman est fière de sa nouvelle cuisine en Formica bleu !
Dans les années 70, alors que j’habite en Allemagne, j’adhère vite aux pensées du mouvement écolo. Face au tsunami du tout-en-plastique, je lutte, à mon échelle, pour préserver la planète : je trie tout, même les verres blancs ou verts, je fais mes courses avec des bacs pliables pour ne pas être envahie par les sacs plastiques, je préfère les jouets en bois ou en métal pour mes enfants.
Soixante ans plus tard, la marque Soupledur a disparu, pas ses gobelets ! Son nom reste gravé à tout jamais dans ma mémoire tout comme le souvenir de cette journée où j’ai été piégée … comme depuis, des milliers, des millions d’entre nous. Pensez juste un instant ! De 1,5 million de tonne dans les années 50, nous sommes passés aujourd’hui à une production annuelle de plus de 360 millions de plastiques dans le monde, soit 10 tonnes par seconde ! Tout cela parce qu’en 1870, les frères Hyatt cherchaient un substitut à l’ivoire pour la fabrication de boules de billard et ont créé, à partir du camphre et de la cellulose, la première matière plastique !
Aujourd’hui, je suis la Mamie de Zoé et je suis en colère contre ces choix industriels, commerciaux et politiques, tout au long du XXe siècle ! Pour ses six ans, c’est décidé, je vais lui offrir une timbale en métal émaillé ! J’en profiterai pour lui expliquer qu’il nous faut préférer les matières naturelles au plastique… qu’il faut changer et réduire notre façon de consommer… qu’il est urgent de sauver la planète ! Et je lui glisserai une enveloppe avec ce récit, écrit tout simplement avec un crayon sur une feuille de papier blanc.
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- On n’achète pas de journal (trop cher) et on n’aura la télévision qu’en 1962.
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