« La nuit n’en finit plus »

Couvre-feu oblige, nous devons mettre entre parenthèses nos escapades nocturnes. Certes, mais nos écrivants sont là pour vous faire vous profiter différemment de la nuit. Comment ? Avec leurs récits mystérieux, fantastiques, parfois drôles, parfois graves. Aujourd’hui, nous vous invitons à pénétrer l’imaginaire de Maximilien !

« La nuit n’en finit plus »

Avoir la lune pour seule et unique source de lumière, c’est devoir s’habituer à l’à-peu-près. Deviner les détails. Mes promenades le long du canal avec, à ma gauche, le calme d’une eau noire. Sur ma droite, les oscillations étranges d’une végétation d’hiver. Luzule blanchâtre, sapin, hêtre. Six ans que je suis à sa recherche. Six ans que je parcours cette terre maudite où le jour ne se lève plus. Sauf quand elle m’embrasse. Je l’ai parfois aperçu sur ces chemins. Recroquevillée sur une table en bois ou avachie sur un tas de feuilles, à attendre l’arrivée d’un colvert, à guetter le mouvement d’une truite ou le vol d’un taon. Mais pas grand-chose de vivant ne subsiste ici. Le plus souvent, je ne croise que de vagues types qui titubent. Des encapuchonnés au regard mort. Du pêcheur nostalgique au promeneur aviné. Les occupations sont rares quand vous n’avez que la lumière faiblarde de la lune pour rythmer vos journées.

Et si rien n’indique qu’elle vagabonde le long du canal, je passe la digue. Et je tâtonne dans les rues grossières des villages. Ces maisons mal fichues, aux portes grandes et arrondies, aux volets craquelés par un froid qui cisaille. Je ne désespère jamais et crois parfois la rencontrer au détour d’un chemin, ou subrepticement derrière une fenêtre. Mais l’échec est quotidien et ma quête, trop intime, n’en termine pas.

Le bar espagnol en point de rencontre. J’y ai bu avec elle quelques verres il y a très longtemps. La porte chancelante s’ouvre et, de suite, les têtes se tournent vers moi et un mot, une ritournelle, m’accompagne dans mon sillage : le zinzin. Le voilà, le zinzin. C’est le petit nom que l’on me donne ici, contre mon gré. Pour ces ivrognes, ces oublieux, je suis une sorte d’idiot du village. Un gars pas bien malin qui fait partie du décor. Un excentrique qui recherche sa femme depuis six ans. Depuis l’accident : le jour où le soleil a cessé d’éclairer cet endroit. Pour moi, évidemment, ce sont eux qui sont dingues. On fait avec. J’ouvre à peine la bouche que le vieux cafetier s’adresse à moi et me dit que non, aujourd’hui encore, elle n’est pas venue. Son regard plissé et la broussaille de ses sourcils ne me donnent pas envie d’insister. Je me tourne vers les habitués qui tiennent les quelques tables de soiffards. L’un d’eux m’interpelle : « le zinzin, dis voir, elle ressemble à quoi ta femme si tu veux qu’on la retrouve ? ». Que lui dire ? Ma femme, la femme, est corps changeant. Le plus souvent entre deux âges. Son apparence n’est jamais la même. D’une apparition à l’autre, néanmoins, quelques détails subsistent : la chevelure, qu’elle soit courte ou longue, est toujours noire. Comme son regard. Et cette fine cicatrice sur la joue droite. C’est à-peu-près tout. La première fois, c’était une vieillarde. La deuxième fois, elle travaillait dans une casse. Les dix fois qui suivent, elle avait toujours une enveloppe différente, et un rôle unique. Impossible d’expliquer ça à un oublieux. Je quitte le bar sans répondre, et tout le monde s’en moque.

Je me dirige vers la maison du collecteur à quelques encablures de là.

***

Ils ne saisissent jamais cette chance. Celle d’être en vie. Avoir une naissance, un apogée, et une mort. Ils n’habitent pas ce monde avec dignité et méritent toute cette laideur qui finit par les envelopper. C’est ma treizième nuit et, cette fois-ci, j’emprunte un corps rongé par l’obsession. Le corps d’une femme voulant tuer un homme. Je respecte toujours la volonté de celles qui me prêtent leur carcasse, le temps d’une nuit qui n’en finit plus.

Ils marchent bêtement et traînent leurs plus belles trouvailles dans des sacs de fortune ou des caddies rouillés. Ils amènent leur butin au collecteur qui, en retour, distribue sa poudre d’oubli. La longue file des désespérés s’étend le long de la rue principale. Ils attendent leur tour, mais l’impatience et le manque donnent à cette foule trop humaine un visage pitoyable. Des peluches, des bijoux, un quignon de pain, un bout de tissu, un chat, un enfant. Le collecteur n’est pas regardant sur ce qu’on lui donne. Rien ne lui importe plus que de distribuer aux oublieux, à une dose infime, cette poudre bleutée qu’ils s’empressent tous de respirer. Et qui leur permet d’oublier, pour un temps, qui ils sont et ce qui les entoure éternellement. Au suivant, au suivant. Et cet homme, si gras, à la peau jaunie et à la voix étouffée, comment a-t-il pu mettre la main sur cette poudre ? Sur un bout effrité de mon enveloppe. Je dois tuer le collecteur, car c’est bien la seule requête de mon corps d’emprunt.

***

J’ai toujours juré de ne pas le faire. Cette poudre qui rend fou. Les oublieux nomment ça la minette. On ne sait pas vraiment ce qu’il y a dedans, si ce n’est que cette drogue n’existait pas avant. Quand on avait encore un soleil qui daignait se montrer dans le coin. Elle, elle détestait ça. Elle me faisait jurer de ne jamais en prendre, et j’ai toujours acquiescé. Mais à quoi bon ? Elle n’est pas là et il est probable que je mette des semaines avant de la trouver à nouveau, de partager quelques heures avec elle en vain. Et accepter de la perdre. Pour finalement la retrouver plus tard, dans un autre corps. Le collecteur, une sorte de vieux bonhomme dégueulasse, organise la « transaction » une fois par semaine. Il distribue avec parcimonie cette poudre bleutée qu’il stocke dans une sorte de wagonnet. Les oublieux font la queue, tant bien que mal. Je ne sais pas vraiment ce que cela fait d’en prendre. Mais j’ai cette envie qui me ronge. J’ai le sentiment que je dois le faire pour pouvoir la retrouver.

***

Avoir un corps et en jouir. Par le plaisir, la violence. Je ne conserve que de vagues souvenirs de mes douze précédentes nuits. Il persiste néanmoins ce sentiment d’en avoir profité, et cette envie de recommencer. Les oublieux ne réagissent pas quand ils s’aperçoivent que je ne respecte pas le semblant d’ordre que le collecteur impose au moment de sa distribution. Ils me laissent avancer. Ils ne disent rien non plus lorsque j’exhibe ostensiblement devant leur regard bovin la lame rouillée qui va me permettre de tuer cet homme.

***

Seul un oublieux me sépare du collecteur. Il tend au marchand une photographie. Dessus, il y a certainement le souvenir d’une époque bien trop lointaine. Peut-être une femme, des enfants, ou un paysage ensoleillé. Le collecteur accepte la transaction. Pour tout dire, il ne la refuse jamais. Avec une louche, il va puiser un peu de poudre dans le wagonnet. Il attrape l’oublieux par la tignasse et l’invite à prendre la minette. Par le nez ou la bouche. Peu importe. Ce qui compte, c’est qu’il prenne sa dose et qu’il décampe. Et au suivant. Et le suivant, c’est moi.

***

Parfois, je me sens coupable. De toutes ces terres stériles et ces silhouettes, à peine vivantes, qui n’osent plus se souvenir. De ces hommes et femmes pour qui la douleur ne se dit pas, mais se porte sur le visage. Je me sens coupable pour ma chute ici-bas il y a six ans. Coupable d’avoir répandu involontairement cette poudre, mon enveloppe, et de voyager de corps en corps à la recherche de ce qui pourrait bien me renvoyer à ma juste place. Mais cette culpabilité, je suis bien décidée à la sublimer. Et c’est pour que cela que le collecteur s’intéresse enfin à moi. Il écarte de force un oublieux et me fait face.

***

Je ne comprends pas tout de suite ce qui m’arrive. Le collecteur me repousse et je m’écrase piteusement au sol. Je vois cette femme qui tient une arme. La colère domine son regard noir et je n’aperçois que tardivement la fine cicatrice qui serpente le long de sa joue. Je réalise finalement après quelques secondes que c’est bien elle.

***

Le collecteur n’est qu’un homme. Sa chair est molle et son sang est chaud. J’avais l’espoir qu’il pouvait être autre chose. Mais il n’est que le premier abruti qui a découvert il y a six ans mon corps effrité dans ce cratère. Il n’est pas le responsable. C’est moi.

***

Elle avait le dessus. Il ne lui restait qu’une seule chose à faire : enfoncer sa lame une dernière fois dans le corps du marchand. Mais elle hésite. Deux longues secondes qui permettent à l’homme de la renverser, de se saisir de son arme. Et lui, il n’hésitera pas. Dans ce cas, moi non plus.

***

La mort n’est pas grand-chose pour moi. Tout au plus une vague de douleur, une sensation qui m’étreint, et un court sommeil. Avant de me réveiller dans un autre corps, avec une autre volonté. Ma nuit n’en finira jamais. Mais le couperet met du temps avant de tomber. Et pour cause : un oublieux s’interpose entre le collecteur et moi et accueille le coup qui m’était destiné.

***

Je peine à retenir l’air qui s’expulse de ma bouche après ce coup. Le collecteur retire sa lame de mon estomac et me repousse. Elle me regarde et je crois qu’elle sait. Elle se souvient de moi. J’entends son cri, et je sens sa rage. Je n’ai plus peur, car je sais qu’elle a repris le dessus et tué cet homme. Elle emporte mon corps avec elle. Cette dernière promenade me permet de ressentir la chaleur de ses mains, sa présence. Elle me repose contre le tronc d’un sapin. Elle me parle, mais je n’entends pas. Elle m’embrasse et je ressens. Et cette lumière qui jaillit derrière elle. Ce soleil qui se lève et fait naître au loin, au-dessus des montagnes, une ligne bleue d’où monte jusqu’à mon cœur fidèle la plainte touchante des vaincus.

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