Mêlant sport et art, la danse classique possède une dimension poétique. Annie l’a pratiquée pendant de longues années. Cette expérience, cette passion lui ont inspiré son récit. Bienvenue dans son univers !
Nous vous souhaitons bonne lecture !
« Deux minutes vingt-huit »
16 juin 1967, 10 heures du matin. J’arrive au conservatoire pour le concours de fin d’année.
Dans le vestiaire, j’enfile mon collant, mon justaucorps couleur rose pétale et m’asseois par terre comme d’habitude pour mettre mes chaussons de danse. Drôle de nom, soit dit en passant. « Chausson »… un nom qui évoque pour beaucoup le confort douillet des charentaises ou celui des pantoufles en velours. Eh bien, sachez que pour nous, danseuses, ce mot évoque plutôt ampoules, blessures, contusions… Oserai-je ajouter qu’ils nous mettent les pieds à sang ? Pourtant, nous, on les aime, nos pointes. On y accède sur le coup de 10-11 ans comme un passage à l’âge adulte. Elles sont l’élément indispensable pour allonger notre silhouette, pour nous grandir, pour pivoter, pour tourner et vous donner l’impression que nous flottons dans les airs. Un long moment, je me masse mes chers orteils, comme pour m’excuser auprès d’eux par avance de les abîmer.
C’est maintenant le moment de me mettre en beauté. Chignon classique bien serré, pas une mèche ne doit dépasser et virevolter. Maquillage de scène pour illuminer mon regard et mon sourire. Ce temps de préparation me permet de me concentrer sur le concours.
Me voici prête. Je patiente en faisant quelques échauffements. Une barre raccourcie avec pliés, dégagés, petits battements, ronds de jambe, le tout avec des ports de bras, des penchés en avant, des cambrés. L’idéal pour déstresser et s’isoler. Déjà, je ne regarde plus les autres concurrentes, je suis dans ma bulle. On m’appelle. « Mélanie Vasseur ! C’est votre tour ! » Ça y est, j’y suis. Mon année va se jouer en deux minutes vingt-huit. Je respire profondément, les yeux fermés. A petits pas gracieux, j’entre en scène, m’y fige en plein milieu, face au jury. Je regarde le haut des gradins, au fond de la salle et souris. La musique démarre.
Les premières notes de Tchaïkowski m’emportent dans la célèbre variation de la Fée Dragée*. Vous savez cette musique qui ressemble à des gouttes d’eau qui jaillissent d’une fontaine, jouée en pizzicatos par les cordes. C’est LE moment où je dois montrer toute ma grâce dans le travail des mains. En petits mouvements circulaires, je les délie, pas de pouce écarté, pas de doigts serrés. Les muscles des épaules sont en tension, mais pas crispés. Les bras sont tendus depuis les omoplates. Ils forment une légère courbe lisse sans aucun angle droit, ni au coude, ni au poignet.
Puis, le thème principal apparaît avec le célesta, les cors, clarinettes et bassons. Le tempo s’accélère, je démarre une combinaison de retirés et de piqués attitude. J’enchaîne les sauts de chat, les fouettés, puis le manège. Mon point faible. L’exercice est délicat car il s’agit de décrire un parcours circulaire sur la scène et d’arriver à son point de départ. Je démarre ma série de piqués en tournant. Mon pied droit prend appui sur le bout du chausson et s’apprête à effectuer une rotation à 360 degrés. Dans le même temps, je replie ma jambe gauche derrière la jambe droite. La pointe du pied en l’air se colle contre le talon de la jambe sur pointe ! Je me transforme en toupie. Plus rien ne m’arrête. Mon dos, mes épaules, mon ventre se contractent. Mes yeux fixent des points imaginaires que je dois détecter à chaque nouvelle rotation. Sinon, c’est l’étourdissement programmé plus la perte d’équilibre. Ma tête doit maintenir le cap. Oublier mes pieds qui me font mal. Tenir à chaque fois bien droite sur la pointe. Sourire. Suivre la cadence de la musique. Compter les piqués. Un, deux, trois, quatre… Je suis sous tension. A l’arrivée des délicats arpèges du célesta et de la clarinette, ma ronde endiablée s’interrompt tout net. Exactement là où je l’avais commencée. Je m’immobilise jambe arrière pliée, jambe devant tendue. Un bras vers le ciel, l’autre sur le côté. La tête inclinée vers la main du haut.
C’est fini. Silence. Moment rarissime dans un concours, le jury applaudit. Je leur offre ma plus belle révérence et m’esquive dans les coulisses. Je sais que je vais passer en quatrième année !
* Vous ne connaissez pas l’argument du célèbre ballet Casse-Noisette ? Une petite fille, Clara, reçoit à Noël un casse-noisette en bois, qui a la forme d’un petit bonhomme. La nuit, les souris attaquent les jouets que Clara défend avec vigueur. Le casse-noisette se transforme alors en prince charmant, et entraîne Clara dans son royaume, le royaume des sucreries. C’est alors que la Fée Dragée organise une grande fête pour recevoir ses deux visiteurs et exécute une variation magique. Les festivités se poursuivent par de nombreuses danses. Au terme de ce rêve merveilleux, Clara se réveille sous l’arbre de Noël avec un casse-noisette dans ses bras et le rideau tombe.
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